fuir ses fantômes (libre)

Nous faisons tous les mêmes erreurs.
Fuir nos fantômes plutôt qu'apprendre à vivre avec.
Valérie Tong Cuong.

Je n'ai jamais trop aimé ça, parler, dans mon enfance. Je trouvais que les mots n'étaient qu'un moyen de combler l'espérance de jeunes enfants désoeuvrés. On n'a jamais utilisé les mots avec moi que pour me mentir. Alors je m'étais promis de n'utiliser ce moyen de communication que pour dire la vérité. Une vérité tranchante et nécessaire. Car même si je me révoltais contre le mensonge, je comprenais parfaitement l'utilité de ne pas tout dire. Certains traiteront cette méthode de "mensonge par omission", je la qualifierais de "préservation de soi". La vérité fait mal, mais parfois le mensonge aussi, alors quelques secondes de mutisme règlent le problème. En fait, la parole est arrivée à l'adolescence chez moi. Je devenais certainement assez adulte pour comprendre que les muets sont mis de côté et qu'il faut savoir mettre toutes ses chances de son côté. À l'époque j'étais une vraie grande gueule - aujourd'hui encore d'ailleurs, même si je tente de me mentir à moi-même.

Pourtant, moi qui d'habitude aurais gémis au bord de la route à cause de la chaleur, de mon sens de l'orientation bas de gamme ou encore des égratignures encore lancinantes sur mon genou, je restais muette comme une carpe. Mes yeux, trop souvent vifs et agressifs, fixaient le vide. Je voyais mais je ne regardais pas, j'entendais mais je n'écoutais pas, je pensais mais je n'analysais pas. Tous mes sens et mes capacités intellectuelles avaient posé leur jour de congé. J'étais de nouveau une fille perdue, marchant au beau milieu d'une route de campagne déserte. Les événements qui venaient de m'arriver étaient déroutants et je m'efforçais de ne plus y penser. Cette ville de malheur aura ma peau.

Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Certainement un moyen de retourner chez moi, mais cette route interminable et ce soleil de plomb m'en empêchait. Car comme les enfants perdus sur la plage, je marchais dos au soleil. Mon parcours était donc dénué de tout sens. Même si une âme charitable s'arrêtait au bord de la route pour me ramener chez moi. Je ne me souvenais même plus de l'adresse exacte. Au loin, mes oreilles captèrent des bruits de pas. Mon cerveau ne fis rien de cette information. Mais quelques dizaines de seconde plus tard, une main posée sur mon bras me forçai à sortir de mon amorphisme. J'avais envie de burritos.

Les cigales hurlent discrètement contre l’écorce des arbres, leur mélodie traverse leurs ailes vibrantes et se répandent dans l’espace silencieux. Les rayons du soleil transpercent les feuilles vertes, dévoilent une lumière nouvelle, entre la chaleur d’un astre et le reflet d’une riche flore. Une musique imaginaire rythme les mouvements de ce morceau de nature, la brise d’été se glisse dans sa nuque, sa main délicate la suit dans une caresse rêveuse, les pages de son livre se soulèvent doucement. Cadre semi-idyllique, coin secret pas si secret au bord de la rivière qui sépare les deux pôles de Silver Grove. Ses pupilles dansent ensemble sur la ligne, chevauchent les mots sans effort, un paragraphe après l’autre, les lèvres qui bougent à peine, le murmure qui reste dans la gorge, cette envie de clamer les tirades d’Hugo, de buter sur la langue de l’amour sans tomber, la langue fluide contre le palais. Olivia, elle a le sourire qui se creuse au coin de la joue, le soupire léger comme un bout de nuage.

Le courant d’eau embrassent les bordures rocheuse, Olivia abandonne sa lecture pour se complaire dans la contemplation. Un mouvement attire son regard, une étincelle curieuse colore ses yeux. Corps filiforme, écailles verdâtres, les membres fins qui glissent sur la pierre humide, la langue furtive, silhouette vicieuse, le petit lézard aux yeux globuleux. La température semble l’handicaper, ses gestes se font plus lents, plus lourds et son cadavre roule au ralenti. Finalement, l’eau l’emporte, Olivia s’envole en replaçant son chapeau.

La vipère serre son sac contre son épaule, la robe fleurie, cintrée, accompagne sa marche. Elle les entends encore, les cigales, et les trottoirs de Silver Grove n’ont plus rien à envier aux arbres de la forêt. Les semelles claquent en rythme sur le bitume, la route n’est pas si longue quand on sait où on va. L’ombre qui se mouve contre le goudron, malicieuse et longiligne, elle s’étend à l’infini avant de s’immobiliser.

Courbes ratatinées, la pauvre enfant aurait pu fondre jusqu’au bout de ses pieds. Plus poussée par des convenances imposées qu’une sincère attention, Olivia s’avance au niveau de cette pousse blonde. Doigts délicats qui effleurent son épaule, elle l’interroge.« Est-ce que tout va bien, très chère ? Vous semblez désorientée. Puis-je vous aider, de quelques manières que ce soit ? ». L’accent ne trompe pas, le pays d’Olivia est célèbre pour des températures plus clémentes que la chaleur assassine de Silver Grove.