a way by moonlight (libre)

Joseph tourne autour du monde. Il n’est plus homme mais tout et rien à la fois; juste de la matière à peine consciente, profonde et insondable, qui s’étend autour de ce qui reste. Ce qui reste, une plaine vide, décolorée, à l’exception d’une alcôve printanière, qui règne au centre du néant. Une absurdité en soi. Joseph n’est qu’une particule esseulée, alors, il converge, comme happé par le semblant de vie qu’il discerne.

Il a l’impression de voir une petite fée. Silhouette contorsionnée, face au ciel et dos à la terre. De son crâne flotte un voile de nuit épars. Elle le fixe de deux pupilles enfantines. Joseph ne sait pas ce qu’elle voit. Il ne se ressent pas.

-Non, je ne la connais pas, finit-il par répondre, surpris par cette question incongrue.

Il ne connait pas grand-chose du monde. De celui-là, en tous cas.

-On peut la créer ensemble, si tu le souhaites.

Il a un drôle de sentiment en entendant la remarque de la jeune femme; ça ne lui convient pas, il aime se sentir incomplet, fugace, presque fantasmagorique. Ne pas avoir de corps est reposant. Pas de douleur, pas de sensation ou de perception désagréable. Seuls ses yeux sont omniscients et sa voix est celle de plusieurs hommes en même temps. Il porte un fardeau en son sein : celui des hommes qu’il aurait pu être et qu’il ne sera jamais. Il sent que sa chair est tordue et ne veut pas la révéler. Mais il sait aussi que oui, il est vide et que sans enveloppe charnelle pour le maintenir ici, il finira par s'évaporer. Même une âme a besoin d'un ancrage, aussi forte et solitaire soit-elle.

- Et tu sais comment faire ? Ça a l'air si simple dans ta bouche. questionne t-il, un peu vindicatif sans vraiment l'vouloir.

Le contraste entre la fée brune qui se balance entre ciel et terre, si à l'aise à le dominer depuis son monde à l'envers et lui-même, qui a perdu son corps et ne sait même plus s'il veut le retrouver, le met mal à l'aise et l'intrigue en même temps. Quelque chose lui dit que cette femme a des influences sur ce monde que lui n'a pas.

Ou peut-être que la petite voix qui crie parfois en son sein va disparaître comme sa peau, ses muscles et son sang. C'est une possibilité qui l'effraie, bien plus que l'idée de rester vide, comme dit l'autre.

- Tu essaies de t'envoler ? finit-il par demander d'un air un peu niais, désorienté par le comportement de la jeune femme qui ne semble même plus respirer tant elle se balance vite.    

Joseph ne répond pas à ces fantasmes de libellule humanoïde; vraisemblablement, l'amertume n'a pas sa place dans cette oasis chimérique où les règles ennuyeuses de la physique banale se sont tout simplement fait la malle. Dans un instant de bêtise enfantine, il se dit que son amie va ptêt vraiment s'envoler, qu'elle va se soulever de cette zone entre ciel et terre et s'éjecter là où elle semble réellement appartenir, parmi les corps célestes et les rêveurs.

Lui est plus pragmatique, il n'est qu'argile; alors, il sait bien qu'il est inutile de se lancer à la conquêtes des étoiles. Même pour essayer. C'pas pour les gens comme lui. Pendant une demi-seconde, on dirait bien qu'elle va s'en aller; sa silhouette paraît distordue, violemment plaquée contre un azur lointain et dénué de nuages. Puis, elle s'écrase. Ça fait boum et ça fait clac, elle ne dit rien, mais le regard inquiet de Joseph intercepte une légère grimace. Alors qu'il souhaite lui tendre la main, il se rappelle bêtement qu'il n'a plus de membres et maudit ce monde sans logique.

De même, il ne réagit pas à son commentaire, contemplant, quelque peu hébété, les perceptions toutes nouvelles qui s'offrent à lui. Ou, pour être tout à fait exact, l'absence de perceptions. Visiblement, sa conscience reflète quelque chose, car la jeune femme le regarde dès qu'elle s'adresse à lui, même quand il reste muet. Néanmoins, à l'exception de l'ouïe et de la vue, ses trois autres sens manquent à l'appel. Il va sans dire qu'il ne s'habitue pas à ce curieux phénomène.

Son côté le prude le rattrapant sans prévenir, il se demande, paniqué, s'il est nu comme un ange et ce qu'il se passera si jamais on lui fabrique une toute nouvelle enveloppe charnelle. Est-ce qu'il pourra choisir ? Changer son nez, abîmé par les coups, son visage, étrangement taillé à la manière d'une roche abandonnée et ses oreilles, qu'il a toujours trouvé trop décollées ? C'était sans doute trop demander, même pour une magicienne.

- J'imagine qu'il faut bien aller quelque part, acquiesce t-il.  

Il bouge comme Dora bouge, c'est à dire qu'il gravite autour d'elle à une distance raisonnable. Il doit se concentrer pour ne pas être propulsé autour du vieux chêne, qui lui semble être le centre de ce micro-univers.

- Tu crois qu'elle nous attend ? finit par s'interroger Joseph, légèrement angoissé à l'idée de rencontrer une vraie sorcière.

Le Joseph endormi n'a aucun doute sur la véracité de l'existence d'une banshee aux pouvoirs surnaturels, ça non.   

Le seul choix qu'on lui offrait, c'était de la suivre. Cela ne lui plaisait pas, mais alors pas du tout. Elle était inconsidérée, cette fille : conversation-fleuve qui jamais ne semblait s'épuiser, membres déliés qui s'agitaient sans discontinuer et grands yeux torves qui pétillaient trop fort et trop vite. Il était totalement dépendant d'elle et de ses pas erratiques, portés par un but vague. Si elle partait à droite, il la suivait. Elle s'arrêtait et d'un coup, une force le stoppait en plein élan. Il n'avait de contrôle sur rien, rien de rien, il n'était qu'une présence à demi-effacée, que seules les questions effrontées de sa compagne parvenaient à raviver.

Peut-être que si elle se désintéressait soudainement de lui, il disparaîtrait. Comme ça. Peut-être qu'il n'existait que dans ses yeux limpides et que si elle les fermait, lui ne serait plus là. C'était encore la seule explication logique : Joe ne croit pas aux âmes, il ne croit uniquement ce qu'il peut voir, entendre et toucher. Peut-être qu'il n'était qu'une projection de l'imagination de la fille et que son impression d'avoir existé quelque part, dans un autre temps, n'était qu'un cri désespéré pour un peu d'individualité. Ou peut-être qu'il était taré et qu'elle aussi. C'était encore une possibilité.

Sa compagne de route était pire qu'une enfant. Elle lui posait une multitude de question auxquelles il se retrouvait incapable de répondre. Néanmoins, il sentait bien qu'elle souhaitait des réponses et qu'elle serait vraiment triste s'il se contentait de rétorquer "Je ne sais pas.". Alors, il inventa. Il inventa un nom, un masque, une histoire, mit des mots sur ses fantasmes et prit très vite conscience que des souvenirs, oui, il en a eu, mais que ceux-ci se faisaient la malle petit à petit, le laissant seul face à équation gigantesque à résoudre. En quelques minutes, Joseph était passé de "J'ai perdu mon corps" à "Je suis une entité non-identifiée".

Tout d'un coup, ils se turent sans même se concerter. Au milieu de la clairière était plantée une drôle de maisonnette, sur laquelle rampaient racines, ronces et roses, explosion de pétales ensanglantées qui ravit leur regard curieux en à peine quelques secondes. D'instinct, Joe n'avait pas confiance, mais son amie semblait ravie. Elle sautilla gaiement jusqu'à la cabane et avant même que Joe n'ait pu ouvrir la bouche pour lui dire de ne pas toucher la porte, elle poussa un glapissement de souffrance.

Lui sentait qu'il a le droit de rentrer. Après tout, il ne représentait aucune menace, non ? Il était un esprit et si Sorcière il existait, elle ferait de lui de la charpie.

- On va bien voir, siffla t-il.

Il se fondait avec l’alizé et sa voix semblait alors venir de partout et de nul part à la fois. Plus il se rapprochait de la cabane, plus les racines semblaient l'étrangler, comme terrifiées par sa présence impie. Les ronces pulsaient avec violence, comme plusieurs cœurs à l'unisson, de plus en plus fort. C'était une parade, sans doute pour l'effrayer. Dommage pour les tentacules protectrices, car ça n'avait pas l'effet escompté. Mais Joseph n'eût même pas à tenter de traverser le mur comme il comptait le faire, à la Casper. La porte s'ouvrit toute seule.

- Oh.

Il ne pouvait plus vraiment se défiler, à présent. Peut-être que la Sorcière serait conciliante. Et qu'elle ne le transformerait pas en crapaud.

- Euh... Bonjour ? Silence. J'ai perdu mon corps. Enfin, je crois. Je perds la mémoire alors si ça se trouve je n'ai jamais eu de corps du tout et vous ne pourrez pas m'aider... marmonna Joe.

Joseph ne savait pas trop à quoi il s'attendait, sans doute à une explosion de fumée et de couleurs précédant l'apparition d'une vieille dame courbée par le poids de son pif vérolé. Il sentait le regard de la brune sur lui, sans doute dépitée par son manque d’enthousiasme.

- Hé, me regarde pas comme ça. J'y connais rien, à ces histoires de sorcelle... T'en fais une tête, qu'est-ce qui se passe ? 

Il se sentait partir. Comme aspiré, lentement dévoré par un ogre omniscient. Peut-être que c'était ça, au final. Il soupira, soulagé d'avoir enfin mis le doigt sur la logique même de son état actuel, étonnamment peu alarmé par ce qu'il venait de réaliser. Il allait mourir. Et la fille aussi. Ou alors, c'était un ange, une banshee, nature qui s'était fait femme pour l'accompagner le long du trajet. Pour lui épargner la peur, pour le guider, pour le détourner de la vérité. C'était limpide, à présent. Étrangement, il ne paniquait pas. Il ne faisait même plus attention à sa compagne de route, qui gisait à terre. Peut-être que la mort ne voulait pas d'elle. Peut-être qu'elle avait sauté si loin vers le ciel qu'elle s'en était échappée.

Il était soulagé.

Elle n'avait pas eu le temps de dévorer la vie comme elle semblait tant le désirer.

Et elle posait un peu trop de questions pour qu'on lui refuse les réponses.

La sorcière et la mutine échangent, mais il n'entend plus rien. Alors, toutes ces conneries de tunnels, de lumières blanches, de visages familiers, c'était du flan ? Il n'y avait jamais réellement cru, mais... il n'aurait pas imaginé la scène qui se déroulait devant lui. Son imagination avait toujours été spartiate, de toutes façons. Limitée à sa propre peur de l'inconnu et de ce qu'il ne pouvait pas maîtriser. Un carcan qu'il avait toujours accepté avec fierté, comme s'il son pragmatisme et son réalisme cynisme le rendaient plus malin que les autres.

Il observait la femme avec curiosité, détaillait ses courbes avec des intentions neutres, dénuées de tout jugement. Elle avait l'air maternelle, malgré la lame qu'elle laissait courir avec indifférence sur les dizaines de roses qui jaillissaient de ses mains. Elle arborait une couronne d'épines, vissée sur son crâne comme pour désigner la descendante du Christ en personne. Peut-être qu'elle allait dévorer ses fleurs : le christ transforme l'eau en vin, la sorcière, les roses en chair saignante. S'il y avait une chose qu'il ne pouvait pas nier, c'était la beauté de la femme, bien qu'elle ne lui donnait pas non plus l'envie de s'y soumettre. Mais elle avait un visage altier, comme si elle s'était éveillée un jour, coincée dans un musée désert. Elle s'était ennuyée, la belle, entre les statues et les tableaux de maître, elle s'était barrée, la sorcière, à la recherche de beautés que les hommes avaient décidé de maltraiter. Des roses, des roses par centaines, par milliers, qui poussaient sur les murs et sous ses pieds.

Finalement, il décida de prendre la parole. Qu'il ait été un jour vivant ou non, quelque chose lui disait que la lâcheté ne faisait pas partie de ses défauts :

- Je suis mort, non ?

Une simple constatation, comme s'il avait prévu ça des années auparavant. Comme si c'était un vieux rendez-vous qu'il avait failli oublier. La sorcière éclata de rire.

- Non... non, Joseph. Mais ça ne m'étonne pas que tu me demandes ça. C'est encore la perspective la plus acceptable à tes yeux, n'est-ce pas ? Un esprit tellement - elle appuya sur l'endroit qui aurait dû être son front et cela lui fit l’effet d’une brûlure- fermé que tu es incapable de voir la réalité des choses.

Alors, Joseph, c'était son nom. Curieux.

- Attendez... Vous me connaissez ? Vous la connaissez aussi ? Il fronça les sourcils. Si je suis pas mort, je suis où ?

- Un simple rêve, mon garçon. Un simple rêve. La sorcière le coupa sans même réellement l'écouter.

Joseph abdiqua. Il n'avait pas la force de débattre avec cette femme à la voix mélodieuse. Il avait peur, voulait ses membres, son visage, ses yeux. Il était prêt à supplier s'il le fallait.

- Écoutez... Rendez-moi mon corps.
- Tu l'as perdu tout seul. Tu n'as qu'à le chercher.
- Je suis arrivé ici sans ! protesta t-il comme un gamin à qui on refuse un bonbon.
- Et pourtant, tu vois, tu penses, tu parles et tu sens. Tu es un être... Obtus. Il faut frapper fort pour que tu comprennes les choses, je crois bien. Observa la sorcière avec une certaine tristesse. Tout de même étrange que vous vous soyez croisés, vous deux. Tu as dû l'entendre chanter, lâcha t-elle avec le rire de celle qui sait des choses que le commun des mortels ignore.
- Je ne comprends pas.

La femme lui tendit une rose. Joe la regarda avec défiance ; les pétales brillaient dans la pénombre.

- Prends. C’est un cadeau (...) ou celui-ci aussi, tu vas l’ignorer ? L’orage s’est moqué de toi, je crois bien. De nouveau, un rire. Le refoulé laisse son animalité reprendre le dessus. Mais pour toi… Uniquement des équations et des probabilités, n’est-ce pas ? Faciles à visualiser ; faciles à résoudre, faciles à manipuler. Combien de chances sur dix que tu me mettes un coup-de-poing car je t’agace ?

Monroe s’empara de la fleur. Elle sentait bon, comme une vieille dame oubliée. Comme un gri-gri, il la plaça là où devrait battre son cœur ; les pétales palpitaient en harmonie avec les mots de la femme fleurie.

-Aucune, murmura le garçon. Je ne veux pas abîmer vos roses.
-Je suis contrariée, Joseph. (Plus la fleur palpitait, plus l’être se disait que la décevoir serait une calamité.) Ton amie ici présente est trop curieuse et toi - elle se laissa tomber sur son fauteuil couvert de roses - pas assez ! Pourquoi tant de cynisme, de pessimisme, d’aveuglement ?

La conversation mettait Joseph très mal à l’aise. Des doigts de petit garçon tenaient à présent la fleur. Un regard d’enfant de 7 ans se posa sur la madone.

Désolée pour... ça. Mais le toi adulte est particulièrement fermé. Je préfère m’adresser au petit garçon.
Je croyais que c’était aux garçons d’offrir des fleurs aux filles.
Ah oui ?
C’est mon Papa qui l’a dit. Mal le dit aussi. Il est amoureux de Marjorie, dans sa classe. Il lui a offert des fleurs, elle lui a fait un bisou. Froncement de sourcils : la logique lui échappait.
Je crois qu’ils se trompent.
Mais...Papa est un grand. Un adulte. Et Papa a toujours raison. Et moi aussi, j’offre des fleurs aux filles, hein. A ma soeur Brie, à Jackie, à sa maman. Avec Mamie, on va souvent lui ramasser des herbes pour ses... trucs.
D’accord. Je pense que si un jour tu as envie d’offrir des fleurs à quelqu’un, ce n’est pas très grave si ce n’est pas une fille. Ou que si un garçon t’en offre...
Oh. Il se pencha vers la grande dame et lui chuchota, pour que l’ange ne le surprenne pas : Je ne veux pas qu’un garçon me donne des fleurs, hein. Ce serait bizarre... et pas bien du tout. L’enfant secouait sa tête avec vigueur, comme pour évacuer une angoisse. Hé, dites. Si c’est un rêve, j’ai l’droit de me réveiller maintenant ? J’aime bien discuter avec vous, mais j’ai école demain.
Une promesse, avant ? Si tu es comme ton grand-père, j’imagine que tu tiens tes engagements. (Grimace) Malheureusement, ton père n’est pas de cette engeance-là.
Papy est venu ici ? Curiosité de gamin.
Oh, il y a longtemps. Mais il n’aime pas trop le cœur de la forêt. Je pense qu’il préfère la rivière ou le lac. Les fantômes font peur aux poissons, ça le fait rire. Et puis… mon monde ne l’intéresse pas tant que ça. Il préfère avoir un œil sur ceux qui sont restés. De toutes façons, il n’aime pas quand les hommes font des feux de forêt ; ça encrasse les roses qui respirent à sa place.

Papy est un fantôme, maintenant ? J’peux lui parler ?
Comme toi, moi, elle. Un jour. Dans longtemps. Et non, tu ne peux pas. Une autre fois, peut-être. Quand tu accepteras de mieux regarder.
Ah, bon. Ce doit être pour ça que Mamie cause toute seule, de temps en temps, elle aussi doit vouloir discuter avec Papy. Et vous connaissez la Maman de Jackie ? Elle aussi, c’est une sorcière. Mais pas un fantôme. Enfin, parfois, on dirait, parce qu’elle est toute pâle et a les yeux tout rouges. Comme Papa. Mais c'est sûr, Papa n'est pas une sorcière. Ni un fantôme. Le gosse frissonna.

L’aura maternelle de la femme déliait la langue du garçon retourné en enfance.

Oh. J’ai du lui offrir une rose, à elle aussi. Bon. Tu es prêt pour notre promesse ?
Oui.
Garde les yeux ouverts. Et le cœur, surtout - sans prévenir, elle lui enfonça avec violence une rose dans le torse -. Il n’y a qu’avec cela que l’on voit réellement. Surtout la magie, je crois.

Petit Joseph hocha la tête. Il n’avait pas mal.

Tu n’as pas promis.
Croix de bois, croix de fer, si je mens, j’vais en enfer.

La femme gloussa d’une manière totalement improbable.

Amusant comme vous les hommes redoutez vos propres mensonges.
Euh, j’veux dire… Oui… Pas de soucis… Le cœur ouvert tout ça… Et pour les yeux ben… Vous pouvez transformer vos roses en lunettes ? (En quelques secondes, petit Joseph avait poussé et était devenu un homme quelque peu déconcerté.)
Bon. Notre temps est écoulé. Le script de la femme semblait inchangé.
Ouais, j’entends déjà mon réveil sonner.

Ton sec, pragmatisme abrutissant, ironie mordante, regard morne : Joseph Monroe était de nouveau égal à lui-même. Il avait pris seize ans dans la gueule et retrouvé son cynisme digne d'un magnat de l'industrie pharmaceutique.


À ton tour de la guider, à présent. Elle t’a amené vers la magie, tu la ramènes vers la réalité. Donnant, donnant.
Qu’est-ce que j’vous ai promis déjà… ?
Tu n’as pas besoin de t’en rappeler.

Soudain, Monroe se frotta les tempes. Son cœur battait à tout rompre et son crâne bourdonnait.

Je te le répète : notre temps est écoulé.
C’est un rêve, non ?
Je ne sais pas. Quelle est la probabilité que tu te retrouves à deux endroits en même temps ?
Nulle. Enfin. Quasi nulle. Une histoire de physique quantique, la duplication des réalités et des observateurs, les états superposés, de décohérence... Pas sûr que cela intéresse une sorcière.
Tu es bien catégorique. Qui sait. Peut-être que les magiciens sont juste… d’excellents mathématiciens. Faire coïncider plusieurs réalités - et les percevoir - doit être un exercice périlleux.

Monroe haussa des épaules. La théorie d’Everett était, à ses yeux, une immense fumisterie, réservée à ceux qui n’acceptaient pas que le monde poursuive sa route et ce, dans un seul et unique sens.

Euh…
Oui ?
Ben…
Oh.

Alors qu’elle se fond dans la pénombre de la cabane, sur son corps nu bourgeonnent des roses incandescentes.

Eh, eh. Il  s’agenouilla près de Dora, si c’était ainsi qu’elle se nommait; il souleva sa paupière, écouta son souffle, régulier. Il faut partir. On a plus le droit d’être ici. Ce n’est pas notre monde.

Mais bon Dieu, pourquoi est-ce qu’il parlait ainsi ? La femme était totalement amorphe ; à présent, elle n’avait plus rien d’une enfant. Elle était de la même espèce que la sorcière. Joseph la souleva et sortit de la cabane ; lorsqu’il se retourna pour tenter d’apercevoir une dernière fois l’étrange femme, il n’y avait plus rien, à l’exception d’un immense rosier qui les surplombait.

- Dora, répéta t-il, il faut qu’on se réveille.

Il avait un mauvais pressentiment. Comme si une infime partie de Dora Barrow, juste une pétale, était restée coincée dans la cabane, avec la sorcière. Est-ce qu’elle pouvait être complète et incomplète à la fois ? Comme le chat de Schrödinger; vivante et morte, jusqu’à ce qu’on en ait la preuve ?

Égarée sous la rose.