Everybody wants to be a cat ☽ LIBRE

Ses lèvres trempèrent un peu trop longtemps dans son café matinal, assez pour qu’elles y fondent, agressées par une amertume pourtant bienvenue. Étrange… La seule chose qu’il appréciait plus que son café du matin, c’était celui de dix heures, plus celui qui venait agrémenter son dessert, puis… Inutile d’énumérer tous les cafés que Joseph pouvait ingurgiter tout au cours de la journée : rien qu’une mention de ce nombre ahurissant qui dénotait d’une addiction mal assumée avait de quoi à réveiller les maux de ventre typiques des grands anxieux. Ou de ceux qui buvaient trop de café. Mais ça… Abandonner la caféine était un sacrifice qu’il n’était pas prêt à faire. C’est mauvais pour ta santé, disait Brie, lorsqu’elle tenait encore ses fameux tableaux récapitulatifs : tant de cafés bus, tant de glucides ingérées de manière totalement disproportionnée, tant de cigarettes fumées… Cela avait le don de l’agacer prodigieusement, mais il devait avouer qu’il admirait la méthodologie et l’application avec laquelle sa sœur signalait chaque vice avec un petit trait bien droit - sa petite langue qui allait courir sur la lèvre inférieure était la preuve de cette méticulosité inédite.

Joseph avait envie de se dégourdir les jambes : parcourues de fourmis, celles-ci s’agitaient au rythme du son grésillant de la radio, réglée à la va-vite entre une station de jazz et une autre spécialisée dans le hard rock. Probablement Bill qui n’avait pas su choisir entre deux chansons. Monroe tenta d’étirer sa jambe droite, mais rien à faire : celle-ci continuait de tressauter. Alors pour une fois, Joe décida d’écouter ses envies et s’en alla pour une balade matinale, les joues réchauffées par un soleil plutôt conciliant, un peu bougon. Il aimait bien les trucs simples, Joe, la nature, c’est un truc simple, immuable, paisible, surtout à Silver Grove où les saisons semblent se remplacer toujours au ralenti. Pas besoin de batailler pour analyser la nature, suffit d’observer et de contempler, d’accepter qu’on ne peut pas tout comprendre et maîtriser. C’est un monde qui obéit à ses propres lois, des règles purement scientifiques, basées sur la logique d’un équilibre fragile mais nécessaire auquel les humains ont décidé de se soustraire.

C’est reposant. Les bestioles qui s’agitent alors que l’aube s’éternise, la brise qui a l’audace de brasser un zeste de fraîcheur, l’odeur prenante des plantes empêtrées dans les restes d’humidité nocturne, le tintement de la rivière contre les rochers qui l’encerclent… A cette heure-ci, il ne croisait personne, à l’exception de gens comme lui : ceux qui n’aiment pas vraiment les autres et qui préfère le silence de la Terre. Quel plaisir ! Pas besoin de faire la conversation, d’être poli, de sourire bêtement ou de faire mine de s’intéresser à la vie insipide des collègues qu’il faisait semblant de supporter. D’ordinaire, il n’était pas un hypocrite, mais il n’avait pas envie de s’attirer des ennuis au travail, alors comme tout le monde, il arborait un petit air complaisant qui le rendait plus ou moins appréciable aux yeux des autres.

Il s’apprêtait à remonter la rivière en direction du spot de prédilection de Papy Dan, pour se remémorer le bon vieux temps, ce genre de conneries, quand soudain, un feulement nasillard attira son attention. Monroe avait l’ouïe assez fine, mais le bruit était lointain, il avait rebondi entre les arbres et s’était glissé entre ses tympans sans vraiment prévenir. Ses pas le portèrent automatiquement vers la source des gémissements. On ne savait jamais ce que l’on pouvait trouver en lisière de la forêt, quelqu’un pouvait être en danger…

En danger de mort par étouffement sous des kilos de chatons, vraisemblablement.

Joseph fronça des sourcils en reconnaissant Maxine Scott, la super copine de Sadie. Bizarrement, cela ne le choquait pas plus que cela de la voir dans cette situation.

Après les canassons, t’es devenue la sauveuse des chatons ?

Monroe n’eut pas le temps d’esquisser un rictus qu’une pléiade de chatons rampa vers lui, ensemble gémissant de bestioles affamées. Joseph s’agenouilla, pour finir le cul dans la mousse, une portée de chatons dans les bras.

Ils ont peut-être été abandonnés. Y’a des fermes pas loin. Ou alors, quelqu’un a voulu les noyer et s’est dégonflé… marmonna Monroe, appuyé par la contorsion des chatons contre son torse. C’était comme ça que l’on faisait, à la campagne, après tout… on étouffe, on pète une nuque, on jette dans un sac… un animal, ça coûte cher… Comme les enfants. Même s’il n’était plus vraiment dans les mœurs de jeter un enfant à l’eau quand on n’en voulait pas, songea Monroe. Bon… J’ai un ami qui travaille chez le véto. On peut aller le voir… J’veux dire, on va pas aller pêcher de la truite à la main pour les nourrir… (il avait toujours maîtrisé l’art de la blague de papa, à la grande honte de sa sœur cadette).

Joseph songea à la dispute qu’il avait eu avec Sadie et décida qu’il était inutile de se montrer abject avec la gosse Scott.
Après tout, ils n’étaient pas si différents.

Hé, doucement, rigola t-il, alors qu’un chaton couvert de suie venait lui chatouiller le menton.