Tout ce que je te donnerai c'est l'baiser de Judas

☽ vanités

i. please introduce yourself.

Joe est ce que les autres disent de lui et ça s'arrête là. On lui a pas laissé le luxe de faire ses preuves ou de démentir des rumeurs vénéneuses. On aime lui accoler l'étiquette de "mauvais garçon", de "mauvaise graine", on aime le tester, l'écharper jusqu'à ce qu'il pète un fusible et fasse honneur à sa réputation. Joe n'aime pas l'admettre mais il joue avec cette image d'homme à abattre; il se délecte de la fureur dans les yeux de ses tourmenteurs quand il leur invente avec des mots crus des ébats avec leurs sœurs. Joseph est un connard. Il a peu de scrupules car il sait que le jugement divin est bien moins cruel que celui de son prochain. Joseph n'a peur que de trois choses, qu'il peut nommer dans un ordre croissant :

- les vers de terre ( immondes mais encore supportables )
- son père ( un peu moins depuis que l'homme est diminué, mais ça reste son prédateur à lui et à lui seul )
- d'oublier les visages

Cette dernière pourrait sembler incongrue, mais là encore, c'est une autre histoire. Après tout, vous avez demandé des éléments biographiques, non ?

Reprenons. Joe n'est pas un intellectuel, du moins pas dans l'sens classique du terme - soyons honnêtes, c'est le seul qui importe - il a lâché l'école à quinze ans, les mauvaises langues aiment dire que c'est un petit branleur, mais lui répond qu'il a toujours sué pour gagner sa croûte, même si admettons-le, il ne risque pas d'être désigné "Employee of the month". Avant cela, Joe effectuait ponctuellement des missions sur un navire de pêche au large de Portland, il aimait bien, puis son père est tombé malade, alors il est revenu.

Depuis, il tourne en rond. C'est son passe-temps favori. Sa seule perspective de vie, en fait. Il préfère se dire que c'est rassurant plutôt que déprimant.
 
ii. mean streets of silver grove.
C'est un enfant-racine, il est ici depuis toujours et n'a nul part où aller, à part en mer, mais l'océan c'est une immensité et un vide à la fois, le marin n'existe pas excepté au sein du cœur de celui à qui il manque le plus, ce n'est pas vraiment un endroit mais plutôt un purgatoire alors ça ne compte pas, ouais ça n'compte pas. C'est l'une des brutes de la communauté, on le montre du doigt pour faire peur aux gosses. C'est normal, il arbore souvent un œil au beurre noir. Parfois, on le traite comme un animal sauvage. Cela le fait rire et le désole à la fois. Joe n'est loyal à personne à part aux Fire Fighters. A ses sœurs, aussi. Pour elles, il tuerait, peut-être, certainement, sans aucun doute. Joe travaille à la piscine, alors on le voit souvent, il fait profil bas. Il donne des cours d'aquagym et nettoie les vestiaires et accessoirement, ferme sa grande gueule.

iii. we're all mad here.
Cette aisance, cette fascination qu'il porte aux chiffres, ce plaisir de compter et de numéroter... Tout cela lui avait paru trivial, banal et insignifiant jusqu'à ce qu'il se rende compte que non, il était rare de pouvoir calculer de tête une multiplication à dix chiffres sans s'y reprendre à plusieurs reprises. Joe n'est pas très bon lorsqu'on touche aux mots, au langage parlé et écrit, mais s'agite dès qu'on parle de statistiques et de faits. Les chiffres sous-entendent l'exactitude et refusent l'approximation - un nombre décimal jamais ne devrait être arrondi - alors que les mots sont trop vagues, trop souples, peuvent être tordus, brisés, sont l'instrument du mensonge. Joe aime calculer, il aime les théories mathématiques, la beauté sensible d'une formule exacte et la manière dont les maths soumettent la nature.

iv. something strange in the woods.
En effet, c'est curieux. Curieux, c'est l'adjectif que Joe accepte de poser sur ce... changement dans sa vie quotidienne. Il rejette le mot bizarre. Et encore moins paranormal. Il a mis un peu de temps avant de réaliser que quelque chose n'allait pas, qu'il régnait une sorte de discordance dans ses décisions et ses actions. Comme s'il n'y réfléchissait plus vraiment. Et pourtant, environ 93% du temps, il faisait des choix qu'il n'aurait jamais considérés auparavant et qui s'avéraient judicieux.

 Il n'a aucune explication rationnelle à donner, il a la sale impression d'être à la merci d'un marionnettiste discret, qui lui murmure des arbres de probabilités à l'oreille. A l'origine, la présence était ténue, comme un bruit blanc ou ce grésillement irritant que l'on entend parfois en écoutant la radio sur une route de campagne. Mais de plus en plus, il a l'impression de partager sa chair avec un invité surprise. C'est à peine assez décontenançant pour en devenir absurde, mais Joe s’exécute, perpétuellement et sans y réfléchir à deux fois. Il sent quelque chose qui rampe dans ses tripes; ça grouille, ça s'agite, ça pense, si fort que ses propres réflexions se brouillent et s'entremêlent.

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'est pas friand de la situation.
Surtout quand il a l'impression de ne même plus choisir ses propres slibards de son propre chef.
Il se sent un peu envahi, quoi.

 

☽ page blanche

Ses journées sont millimétrées comme du papier à musique; il n'aime ni les imprévus, ni les surprises. Un emploi du temps carré, rarement bouleversé, héritage maniaque de ses années de matelot :

5h-Aider le père à se lever et à faire sa toilette (penser à le raser, parfois, il oublie ) 
5h30 – Préparer le petit-déjeuner ( café noir sans sucre, une orange, des toasts, une omelette )
6h- Conduire le père à l'usine ( éviter l'axe principal pour ne pas céder et prendre des clodos en auto-stop )
6h30 – 1h30 de musculation  
8h15 – Faire l'ouverture de la piscine  
13h – Pause-déjeuner ( toujours s'isoler )
17h – 1h de natation
18h15 – Aider Anna à faire ses devoirs de maths 
19h – Préparer le repas
21h – Match de boxe ( penser à renouveler sa carte d'adhérent )
00h - Coucher ( ne pas oublier de régler le réveil )  

Un emploi du temps banal, somme toute. Le reste de ses loisirs consiste à jouer de la batterie avec des anciens potes de lycée  - ceux qui l'endurent, des braves gens - et traîner avec les Fire Fighters. Joe ne boit pas ( plus ), ne fume pas (plus) de weed, baise (un peu), joue aux échecs avec sa sœur Brie et bricole dans la maison.

Et c'est tout. 

Quoique. 

Il faut avouer que Joe passe une immense partie de ses courtes journées à s'écharper avec... son père. Il préfère souvent le nommer l'autre, ou le patron, y'a juste des fois où il souhaite enterrer cette filiation puante, où il veut occulter la culpabilité de vouloir buter celui qui l'a nourri, logé, torché, celui qui lui a appris à assommer des géants et à cohabiter avec le démon sous le lit. Joe est bien conscient qu'il est anormal d'entretenir de tels sentiments. Peut-être même qu'avec un peu de patience et de dialogue, en agitant un drapeau blanc, il pourrait mettre un point final à leurs sempiternels conflits. Mais sa seule arme de paix, c'est sa soumission, son humiliation, c'est fermer les yeux et se boucher les oreilles, accepter la loi du plus fort et le jugement de celui qui se prend pour Dieu sur Terre. 

Non, il ne m'a jamais frappé. Disque rayé, servi avec un regard honnête aux conseillers d'éducation de chaque école où il a traîné sa carcasse. Ils insistent, souvent, ce n'est rien d'autre que du narcissisme, paraître paternel c'est leur putain d’obsession, car ces gens-là, malgré l'confort de leurs pavillons, ils ont tout foiré, leurs gosses les abhorrent et ils ne sauveront jamais personne. Joe réitère en prenant un air intègre, celui qu'il faisait miroiter à l'Eglise comme un masque de carnaval. Les adultes aiment les airs, ils aiment voir la vie s'agiter sur les portraits des gosses qui s'débattent, parce que c'est toujours mieux que l'apathie, ça prouve qu'ils veulent s'en sortir, non ? Nan, son père ne l'a jamais frappé. Son père l'a éduqué, corrigé, remis dans l'droit chemin, c'est entièrement différent (non ?).

Un jour, son père lui demande d'un air sinistre s'il est une tafiole. Joe a envie de répondre que ce genre de mot ne se dit plus chez les gens civilisés, mais il sait également que c'est peine perdue. Non seulement cela n'émouvra pas son père, mais en plus, Joe n'est pas assez important à ses yeux pour faire cet effort-là. Il finit par répondre du bout des lèvres - c'est comme si elles saignaient - que non, il n'est pas homosexuel et après tout, ce n'est qu'un demi-mensonge. A ses yeux, taire la vérité alors qu'il faudrait la crier est une abomination et lui qui est d'habitude si fier, si nonchalant, si orgueilleux, un putain de coq qui ne donne d'importance à personne, suffoque, se noie, c'est comme si son père l'enterrait vivant à chaque reproche.  

Quand il était gosse, Joe vouait une admiration sans bornes à son père. Cette adoration presque dérisoire prenait racine dans un projet scolaire, au cours duquel il avait du présenter le métier de son père à ses camarades. Ouvrier, comme 64% des autres élèves. Rien de très original, certes. Mais pour son devoir, son père lui avait proposé de passer quelques heures avec lui à l'usine. Joe en gardait un souvenir terrifiant, celui de l'estomac grisâtre d'un diable mécanique qui toussait, tremblait, crachait à la gueule du ciel parsemé de pétales des gaz épais et nébuleux qui s'étendaient au-delà des villes et du reste du monde ; qui tombaient au sein des mers et des plaines et déposaient des baisers cendrés sur chaque être vivant qu'ils effleuraient. Il y avait du bruit – chair, acier, chair, cri du contremaître, sonneries, chair, acier, coupure, acier – et des mâles courbés et poussiéreux qui s'agitaient de manière saccadée et universelle. Joe avait admiré son père pour s'infiltrer chaque matin en enfer et en revenir vivant.

Son père était un géant de pierre.

Une montagne, immuable, millénaire. Il n'avait jamais été jeune : Joe ne peut que se remémorer un visage balafré par les anges, des yeux farouches et une bouche fine constamment tordue. Son père s'est affaissé comme une dune qui s'effondre. C'est arrivé petit à petit, de manière inéluctable certes, mais sans prévenir. Comme un mauvais coup du sort. Son père a commencé à perdre le fil du temps, à mélanger les visages, les prénoms, à tâtonner dans sa propre existence pour se raccrocher à quelques misérables perceptions effilochées. Joe ignore quand ça a réellement commencé. 2 ans, peut-être ? Il était en mer, à cette époque-là. Ou peut-être que chez lui aussi, ce moment exact est tombé dans l'oubli.

C'est marrant, la mémoire. On peut tout oublier comme on s'écrase au fond d'un précipice : brutalement. Saviez-vous qu'il en existe quatre types ? De mémoires, hein, pas de précipices. Des précipices, y'en a beaucoup plus, puis ça peut s'confondre avec des ravins ou même des falaises, alors que la mémoire, c'est tout de même bien plus singulier. Bref. Y'a la mémoire épisodique, procédurale, perceptive et sémantique. Chez l'padre, c'est l'épisodique et la sémantique qui commencent à rendre l'âme. Alors, Joe est revenu. Jamais plus son père ne l'a touché. Parfois, Joe croise une lueur de respect lorsqu'il l'aide à faire sa toilette le matin. Ou peut-être que c'est d'la tristesse. Ou du dégoût. Il sait pas trop. Dans tous les cas, ni son agressivité ni sa méchanceté ne faiblissent.

Quant à sa mère, il ne la connait pas. D'habitude c'est l'contraire, l'petit merdeux est un bâtard certes, mais il a une madone. Apparemment, son père fût un séducteur – emphase sur le passé – et commit l'exploit d'avoir trois enfants de trois femmes différentes. Tout ce que son père lui a raconté, c'était que sa mère s'appelle Samantha et a été Miss Salem 1965. Cela le console un peu de savoir que sa mère fut, l'espace d'un temps, une célébrité locale.

Il n'a pas vraiment d'histoire, Joe, son passé est irrésolu et languissant, comme un fleuve puissant qui envahit son présent et emporte en ses profondeurs ce qui pourrait être son avenir. Parfois, il rêve que des chaînes enserrent ses pieds turquoises sous l'eau et qu'il possède une ancre en guise de cœur ; il coule, il coule, il espère voir des orques, c'est son animal favori, c'est diablement intelligent et attachant...

Il se perd. Il est très mauvais pour raconter les histoires.