The jail that sets you free (Ezra)

Le ciel était épais; serti de quelques étoiles évanescentes qui éclairaient tant bien que de mal son chemin hésitant. A vrai dire, Patricia savait à peu près où elle allait; mais curieusement, elle était comme endormie, suivant un trajet prédéfini auquel elle ne pourrait déroger et ce, sous aucun prétexte. Plus elle traversait les rues assoupies de Silver Grove, plus sa nuque se courbait, alourdie par le poids des songes qu’elle tenait en laisse. Dans les faits, ramasser les cauchemars des autres ne la dérangeait pas plus que cela : ils tentaient de lui grignoter le cerveau, certes, mais une fois le matin venu, Patricia Lane n’avait plus aucun souvenir de sa récolte charitable. Ses activités nocturnes semblaient être ancrées dans une sorte de bug temporel où personne n’avait conscience d’elle et où elle s’oubliait totalement. A vrai dire, tout ce dont elle était consciente, c’était de marcher pendant une heure, ou deux. Parfois plus, parfois moins. Patricia portait une montre pour le style, elle y jetait rarement un coup d’oeil.

Après tout, tant que le soleil n’était pas levé, elle n’avait aucune raison de se presser, n’est-ce pas ? A cette heure-ci, il n’y aurait personne pour lui reprocher d’être en retard à la chasse au cauchemar. Mais n’était pas Artémis qui voulait et Patricia avait tout de même une sale tendance à s’alanguir, distraite par les bruits stridents des crapauds et des criquets. Elle faisait partie de la nature et la nature s’était mêlée à elle, sans autorisation, c’est vrai. Sous la lune, Patty brille, pas de mille feux mais plutôt comme du marbre; malgré son demi siècle, elle est restée très lisse, on discerne peu de creux sur son visage. Alors, la lumière grise tape sur ses joues et disparaît.

Clac. Clac. Clac. Ses talons aiguilles faisaient un boucan de tous les diables, elle commençait à connaître cette asphalte et le lisait presque comme du braille; impossible qu’elle chute, même dans l’obscurité. De toute façon, elle était comme accrochée à une corde : au bout, quelque chose feulait. Patricia n’est jamais à court de mots et pourtant, cette nuit-là, elle ne sut décrire le sentiment qui grouillait en elle. Pourtant, elle avait toujours cru que posséder du vocabulaire était la clé pour ne jamais se sentir désarçonnée face à l’inconnu. Mais… Quelle violence résonnait à l’autre bout de la nuit ! Beaucoup de désespoir, aussi.

Elle qui s'exhalait la nuit, elle avait trouvé son jumeau maudit : celui qui souffrait.
Perdus entre deux mondes, on les avait oubliés. Le temps d’un regard, d’une perdition.
Peut-être étaient-ils des créatures, des fantasmes propres aux hommes ?
La femme aux jambes velours de nuit et… la Bête. Aussi loin que sa culture littéraire remonte, les hommes ont toujours redouté LA Bête. Les bêtes aussi, bien entendu, mais surtout la Bête que l’on assimile au Diable, celle à la sauvagerie exubérante. Patricia a lu beaucoup de légendes dans sa vie et elle ne croit pas au Diable, du moins, elle estime que celui-ci se doit d’être multiple et d’être disséminé dans chacun. Alors, si chacun a sa petite part de méchanceté, pourquoi serait-elle tétanisée devant la Bête ?

Celle-ci criait. Patricia ressentait sa douleur, quelque part dans sa couenne brune. Il était de son devoir de la soulager, de la broder dans un linceul fait de feuillage et de mousse, de lui voler son cauchemar. Il lui fallait tarir sa soif de terreur, de nourrir l’instinct qui s’animait chaque nuit, depuis quelques mois. Chaque matin, elle oubliait et chaque soir, elle réalisait de nouveau l’étendue de sa mission.  On récolte ce que l’on sème et pourtant, Patricia n’avait pas l’impression d’être une créature horrifique. Ou peut-être que si ? Les yeux des autres étaient souvent surprenants. En leur sein, brillait un reflet que nul n’était réellement prêt à assumer. N’était-ce pas une cruelle vérité à accepter ? Se dire que la vision que l’on avait de soi-même n’était pas partagée par l’autre, aussi exemplaire soit-on… Quelle tristesse.

Néanmoins, Patricia Lane était loin d’être exemplaire, alors si sa punition était moissonner les cauchemars, qu’il en soit ainsi. Et un cauchemar, y’en avait un gros, tout droit devant elle. Lane n’en avait pas peur. C’était une femme qui fuyait devant les tourments de l’esprit, pas les créatures de légende.

Sa voix glissa sur le poil de l’animal comme une caresse apaisante, elle est là sans vraiment l’être, son intimité avec Nyx la rend presque immatérielle :

Inutile de pleurer, mon beau. Je suis là, maintenant.

Patricia tendit sa main vers le museau du canidé, allait-il mordre ou venir se frotter ?