Kyle ▬ Don't get your hopes up

Il n’a pas toujours été comme ça. C’est venu progressivement, coup par coup, que ce soient ceux du Destin ou ceux de sa grand-mère paternelle. Quand on naît de l’union d’une hippie et d’un riche héritier, désapprouvée par l’une des plus vieille familles de Black Irish de l’Oregon, c’est déjà pas simple. Une leçon dûment apprise par Samuel Osborn quand sa famille le déshérita, profondément mécontente de le voir filer le parfait amour avec une roturière sans famille ni le sou alors qu’ils avaient prévu de lui faire épouser la fille d’un éminent médecin local. Samuel et Leanna n’eurent aucune réponse à leur faire part de mariage. Pire, quand le petit Kyle vit le jour, par surprise, aux alentours de Chicago, ils ne reçurent rien d’un plus qu’une lettre annonçant à Samuel qu’il était déshérité. Mais les deux jeunes gens n’en avaient cure. Ils reprirent la route dans leur joli camion Volkswagen bleu ciel et battirent les routes américaines, la fleur au canon et le cheveu au vent.

Ils étaient jeunes, fous amoureux et cons. En ces périodes troubles, ils étaient les premiers à distribuer des fleurs au monde pour refuser une guerre qui n’avait à leurs yeux aucun sens. La violence était exempte de leur bulle, bannie de leur camion, conspuée de leur monde. Et Leanna de faire valser ses longues boucles blondes couvertes de fleurs, son chérubin dodu dans les bras, au festival de Woodstock.
Elle était belle, Leanna. Un rayon de soleil dans un monde de grisaille, un sourire ravageur et le reflet de la bonté dans chacun de ses gestes. Elle était belle, jusqu’à ce que sa lumière s’éclipse par surprise. Le sable californien avait eu raison de la résistance de leur camion. Une sédentarisation forcée qui convenait finalement à tout le monde, Kyle ayant 6 ans et ses parents ayant besoin d’un peu d’argent. Samuel, mécanicien affirmé, trouva un emploi dans un petit garage, et Leanna entreprit de faire quelques ménages dans des résidences cossues de San Diego. Avec le peu d’argent qu’il leur restait, ils envisageaient de s’offrir la Camaro bleue, une voiture de prolo, comme disait Leanna, dont Samuel avait toujours rêvé. Elle sentait déjà le tabac froid quand Kyle y monta pour la première fois. Elle sentait encore le tabac froid quand père et fils rejoignirent le mobilhome où ils vivaient, pour le trouver complètement vide. Etoile filante dans la nuit noire, Leanna avait disparu. Ne laissa plus derrière elle que l’écho de son rire, la photo de son sourire sur les affichettes qu’ils placardèrent partout en ville, et la pénombre qu’elle avait toujours si bien su chasser.
C’était elle qui s’était toujours occupée de la veilleuse de leur fils.


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Les années suivantes furent rythmée par les rugissements de la Camaro et les déménagements pour cause d’impayés. Samuel n’était plus que l’ombre de qui il était. Si bien qu’il se fit violence pour revenir auprès des siens, dans l’espoir qu’ils accueilleraient le retour du Fils Prodige avec un semblant de bonheur. Ce ne fut pas le cas. Kyle aimait bien l’appartement dans lequel ils atterrirent. La tapisserie avait beau se décoller, la douche avait beau être bouchée depuis des lustres, il n’y avait pas assez de meubles dans sa chambre pour avoir peur de leur ombre, à la tombée de la nuit. Son père y recevait beaucoup de monde, pour le travail, de ce qu’il disait. Deux hommes, notamment, qui venaient quelques fois chercher le petit garçon à l’école pour le ramener chez lui. Il les aimait bien, ces gars-là, le gamin. Il les aimait bien parce qu’il terrifiait tous les autres gosses qui le maltraitaient parce qu’il était nouveau, parce qu’il avait un drôle d’accent, ou parce qu’il était tout simplement différent. Ils sentaient le tabac, ils avaient la même carrure que Superman ou que Musclor. Mais, à l’inverse de ces héros hauts en couleur, ils n’avaient rien de gentil.

Oui, ils venaient régulièrement chez eux. Jusqu’à cette fois où ils arrivèrent au beau milieu de la nuit dans leur minuscule appartement. Jusqu’à cette fois où Samuel oublia d’allumer la lumière dans le couloir, et ne l’allumerait plus jamais.


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Deirdre Osborn avait un poireau sur le menton et des sourcils constamment froncés, d'un noir d'encre. Elle inspecta son petit-fils comme un cheval, de ses yeux à ses dents, avant d'arracher sa main à celle de l'assistante sociale qui l'avait amené. Gratifiant la douce Rose d'un sourire plein d'une prétendue commisération, elle embarqua môme et pension dans sa vieille maison et claqua la porte.
Deirdre était désignée comme tutrice, au cas où il arriverait malheur à Samuel. Malgré les faibles probabilités qu'un malheur frappe deux fois la même famille, le Destin n'avait pas fini d'être capricieux. Deirdre n'avait jamais pardonné à Leanna de lui avoir volé son fils, sa réputation, et d'avoir, qui plus est, engendré un héritier. Selon elle, la jeune femme avait ensorcelé son rejeton. Et Kyle, alors âgé de onze ans, était le seul réceptacle envisageable de sa rancœur.
Nouvelle école, nouvelle ville, nouvelle maison. Nouveaux ennuis, nouveau silence, et, encore, le noir. Un noir d'encre tout autour de lui quand Kyle se réveillait en sursaut, terrifié, dans cette vieille maison pleine de courants d'air. Deirdre ne subvenait qu'à ses besoins essentiels, sans se préoccuper de ses nécessités. Par la force des choses, le petit garçon malléable s'endurcit. D'un naturel pourtant volubile, joyeux et solaire, il s'était terni.
Un jour où son coeur était lourd, il eut le malheur d'oser enlacer sa grand-mère. Elle hurla. Attrapa le premier objet contondant qui passait. Puis ce fut le noir.

Maintenir les apparences. Pendant trois ans, maintenir les apparences. Consciente que son petit-fils avait hérité de bons gênes et que les bien pensants risquaient de réaliser trop de choses, Deirdre Osborn ne visait jamais le visage. Après tout, pour cette partie du corps, il s'en sortait très bien tout seul à l'école.


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"Kyle, qu'est-ce qui t'est arrivé ?
-J'suis tombé dans l'escalier.
-Kyle... La maison de ta grand-mère est de plain-pied..."

Garder les apparences. La famille Osborne, du haut de son centenaire d'existence, avait toujours été parmi une des familles les plus pieuses du secteur. Les seuls moments de partage, à proprement parler, entre Deirdre et Kyle, c'étaient ces instants de grand déballage à l'église du coin. D'abord un mauvais moment à passer, puis un refuge pour le pré-adolescent. Le catéchisme avait beau voler au-dessus de ses boucles blondes, Kyle s'était arrangé pour convaincre la marâtre de le laisser y aller. Une unique concession qu'elle lui avait accordée, alors qu'elle ne lui adressait même plus la parole à moins que ça ne soit pour des injures.
Non seulement le prêtre officiant avait une voix profonde et reposante, il était aussi l'une des rares personnes à savoir observer plutôt qu'écouter. Un jour que les coups avaient été un peu trop forts, et que son esprit était un peu trop faible, le prêtre s'était agenouillé devant Kyle. Avait glissé un regard lourd d'inquiétude sur son épaule démise.

"-Kyle... Je sais que ce que tu dis à Dieu dans le confessionnal ne regarde que Lui, et Lui seul...
-J'vous dis que j'ai juste glissé dans l'escalier !
-...Mais si tu as besoin que d'autres personnes soient mises dans la confidence, il me faut ton accord.
-...
-Kyle ?
-...D'accord."

Est-ce que c'était un moment de faiblesse passager ou juste cette inquiétude profonde, désintéressée, qu'il avait perçue dans les intonations du confesseur ? Il se posait encore la question en chargeant ses valises dans le coffre de la Subaru blanc sale d'un nouvel assistant social. Les vagissements furieux de Deirdre, lointains, avaient la violence de ses coups. Mais le petit garçon ne cilla pas. Au contraire. Il se tourna vers sa tortionnaire, le visage neutre. Renâcla, et cracha un puissant jet de salive dans sa direction avant d'entrer dans la voiture. Sans un mot.
Juste cette férocité dévorante. Celle de ne plus jamais laisser qui que ce soit ni lever la main sur lui, ni dicter sa vie.

Une résolution qu'il tint si bien qu'il rendit chèvres deux familles d'accueil en l'espace de huit mois, par la seule force de sa volonté. La première servit de catalyseur pour la seconde. Et quand son assistant social lui demanda, perplexe, pourquoi il avait poussé ces familles honorables à bout de nerfs, le garçon de répondre, dans un haussement d'épaules : "J'les aimais pas."


~o~


Non, il les aimait pas. Jusqu'à Andy.

Arriver dans une famille, même d'adoption, à quatorze ans et tous ses bagages, n'était pas une chose aisée. Pourtant Andy, faisait tout pour que la tâche soit moins ardue.
Oh, Kyle n'en avait cure, au début. Ce n'était pas uniquement Andy, c'était tout le contexte qui ne lui plaisait pas. De Portland, il avait échoué à Silver Grove, une petite ville suffisamment proche de la capitale mais pas assez pour ne pas lui donner la sensation d'être emprisonné, une nouvelle fois. Une nouvelle famille, une nouvelle vie, un nouveau collège, et, pour la première fois, un grand frère. Fermement résolu à ne pas se laisser rompre, Kyle leur fit vivre un cauchemar. Entre hurlements, tentatives de manipulation, fugues, crises de violence, fréquentations peu recommandables, plus d'une fois il crut qu'Andy le mettrait à la porte.
Mais non. A force de patience, petits pas par petits pas, Andy réussit à passer en dessous de la carapace pour se faire une place solide dans son cœur. Au point de finir par être la première personne à réussir à le prendre dans ses bras sans recevoir un poing dans la figure.

Similairement, sa relation avec son frère aîné, quand bien même il ne fut qu'adoptif, fut toute aussi tumultueuse sur les premières années. Jusqu'à ce qu'ils arrivent à trouver deux terrains d'entente : Andy, et leurs blessures à tous les deux. Ils tueraient pour le premier. Ils auraient pu mourir à cause des dernières. Un consensus qui finit par les rapprocher, aussi sûrement que s'ils avaient été unis par le même sang.

Une vraie famille. Celle-là, elle lui plaisait. Celle-là, elle tenait tête à ses crises de colère, celle-là, elle tolérait qu'il soit un monstre.
Qu'ils soient monstrueux, tous ensemble