flat spots (kyle)

Pofff...

Aujourd'hui la météo de la fortune affiche un ciel gris. Pas de quoi s'inquiéter, à en juger aux cumulus tranquilles, le temps s'est simplement couvert ; et Lucky, gavé au bonheur depuis Jackie, perçoit au-dessus des nuages le soleil de son sourire. Alors quand il s'aperçoit qu'il a crevé en partant de la scierie, encore bien loin de sa destination finale, chez Monroe, Lucky se gratte un instant la joue d'un air perplexe -c'est que les maladresses se sont faites rares, ces deux dernières semaines, il a pris goût à la normalité de l'existence, à la vie sans casser trois verres par jour, sans trébucher sur ses lacets noués. Cette fortune aurait été surprenante voire suspecte s'il n'avait pas cru trouver la réponse dans les baisers magiques de Jackie Young. Après tout, sa mère est une sorcière et Barnes un chaman tatouant ses rituels à l'encre ; Jackie aurait hérité des gènes de mystique et de l'influence surnaturelle des Young.

Il pourrait retourner en arrière, demander à Mason de l'emmener chez Joe -il lève le nez et, constatant la pente qu'il vient de dévaler comme un sprinter extatique (c'est la première fois qu'il a relâché les freins dans un accès de confiance, et ne s'est pas cassé la figure), se dit qu'il ferait mieux, plutôt que de l'affronter à pied, sous le soleil, et risquer d'attendre trois heures que son frère se libère, traîner tranquillement son vélo esquinté jusqu'à chez Don's, au bout de la longue route ombragée. Au moins, ils ont le téléphone, des glaçons au frigo, et l'habitude de voir Lucky débarquer avec son moyen de transport du jour en morceaux.

A côté de la station-service, les portes sont ouvertes de tous les côtés du petit garage, offrant une vue imprenable sur sa mécanique intérieure. Victime de l'asphalte imbibé par la chaleur, du balai incessant des véhicules en ce lundi estival (beaucoup de pick-ups empressés et de camions débordant de marchandise, inaptes au transport de Lucky et de son vélo), Lucky éponge son front en sueur, décolle de son torse mouillé le T-shirt des Stones, d'un noir brûlant, qui lui colle à la peau. « Bonjour », fait-il en entrant dans la gueule de fer, où résonnent les cliquetis d'outils à l'origine indistincte, et les notes dansantes de I Wanna Dance With Somebody. La cacophonie métallique s'arrête, laissant à Whitney Houston tout l'espace pour entraîner les tympans de Miller dans la danse ; Lucky se retourne aux bruits de pas, et offre un sourire au mécano. « Salut Kyle, Don est pas là aujourd'hui ? » demande-t-il, poli, et lui montrant Caroline : « Je crois que j'ai crevé. » Pour la troisième fois seulement de l'année, semble dire son sourire gêné -un record, rapport aux précédentes.

Ca sentait la rascasse, dans ce garage. Entre la lourdeur des nuages estivaux, la quantité de testostérone concentrée au mètre carré et la douzaine de bières qui attendaient sagement dans leur glacière, cachées à l'abri des regards dans le coffre d'une épave à désosser, autant dire qu'on n'en approchait que si on en avait réellement besoin. Un univers qui plaisait à Kyle, en soit. Avec un taux d'alcoolémie proche des trois grammes par jambon, il avait eu le lever de coude constant, que ce soit avec sa clé de douze ou sa énième bière de la journée. Fallait bien s'hydrater. La petite radio attribuée à l'atelier crachotait quelques tubes déjà démodés, repris distraitement par les mécaniciens. Don's n'était pas regardant sur l'état de ses troupes, pour peu que le travail soit bien fait. Malgré la quantité prodigieuse de véhicules à réparer, la faute au début des vacances, il fermait un œil diligent sur les joues rosies ou les voix un peu trop fortes de ses employés. Tant qu'ils se foutaient pas en grève parce qu'ils n'avaient plus rien d'autre à boire que de l'eau, tout se passerait bien.

Le travail était tranquille, chez Don's, mais il était fait. Et bien. Une réputation marquée par la confiance, mais pas que. Parce que Don n'était pas le dernier des cons. Il savait que les meilleurs chiffres passaient par une relation étroite avec sa clientèle. Kyle n'irait jamais jusqu'à dire que son patron était un lécheur de culs, mais la pensée avait plusieurs fois effleuré ses bouclettes blondes. Certains des clients avaient droit à des traitements de faveur. Prioritaires, ils repartaient généralement aussi vite qu'ils étaient arrivés : avec un grand sourire, et une note sur l'ardoise que le garagiste gardait religieusement dans son bureau. Aucun des mécanos n'en avait jamais vu la couleur, de cette ardoise. Mais ça ne les empêchait pas d'accomplir le boulot, en sachant pertinemment que ce fric-là, ils n'y toucheraient probablement jamais.
Et Kyle, ça le faisait chier.

Ça le faisait d'autant plus chier que, pour une raison obscure, c'était toujours lui qui se cognait les réparations "spéciales". Certes, il était fier que Don lui fasse confiance. Mais il en avait marre de faire des ronds de jambes auprès de midinettes que le vieux roublard voulait sauter, sous prétexte qu'il avait une gueule faite justement pour la "relation clientèle". Autant de bonnes raisons qui le pousseraient probablement à leur pisser dans le réservoir, un jour où ça lui prendrait.

Aussi, quand il entendit la voix d'un de ces fameux habitués, il roula si fort des yeux qu'il crut se luxer le nerf optique.

-Lucky. Ca faisait longtemps.

Sans lever le nez de la Chevrolet qu'il était en train de polir, il haussa les épaules. En temps normal, il serait plus agréable. Si Don était dans le coin, essentiellement.

-Nope. Parti chercher passer une commande à Portland.

Ils ne verraient pas le bout de sa moustache avant le lendemain, comme à chaque fois. Ce qui signifiait qu'en son absence, c'était à Kyle de gérer la clientèle privilégiée. Sauf que celle-là ne le paierait probablement jamais. S'essuyant les mains sur son jean, il finit par rompre la distance qui le séparait de Miller. Pour une raison obscure, son vélo arrivait toujours à manquer de rendre l'âme tous les deux mois. Trois mois, cette année. Une grande première.

-Tu te souviens de comment t'as fait ça ?

Savoir lui permettrait d'être plus rapide. Être plus rapide lui permettrait de ne pas avoir à rester trop longtemps en compagnie du jeune homme. Ce n'était pas qu'il ne l'appréciait pas, non. Mais, à chaque fois qu'il était dans son périmètre, il se passait quelque chose. Ses orteils se souvenaient encore du lâcher de marteau malheureux de la réparation précédente. Kyle n'était pas superstitieux, et pourtant, Lucky Miller avait depuis Janvier le don de lui donner envie de jeter du sel par dessus son épaule. Juste au cas où.
Empoignant le vélo, il les entraîna lui et son propriétaire au fond du garage. Retourna la bête et s'attaqua aux vis qui tenaient la roue. Elles ne voulurent pas bouger d'un iota.
La voix de Don flotta contre ses bouclettes. "Relation clientèle". Un mot d'ordre qui dénoua vaguement sa mâchoire serrée.  

-Tu deviens quoi en ce moment, Lucky ?

Les démonte-pneus glissant déjà contre la jante, il savait d'office qu'ils en auraient pour un moment.