thursday night lights (jackie)

Ils se cognent à des plafonds dont ils ignoraient jusque l’existence, de la poussière brillante tombe du chandelier sentimental et s’écrase sur le sommet de leurs têtes, là où Jackie percute le sommet de Fire Fighter et étouffe un couinement entre les danses des yeux de Lucky, à nouveau ouverts et le reste.
Elle rigole puis leurs bouches interrompent le ronronnement de sa gorge, venant remuer l’intérieur de son ventre, tout a l’air de tomber en lambeaux dans son organisme, de prendre feu du moins. Elle ne sait pas ce qu’il restera après l’incendie, quand elle aura fait de son mieux pour tout éteindre à coups de silence les envolées brusques des flammes, si même elle retrouvera quoique ce soit de ce qu’elle avait quitté ce matin-là.
Rien n’était plus en froissements et en contorsions que ce baiser, les plus brefs mouvements envahissaient l’esprit, les souffles désaccordés perturbaient l’âme. Dans le fond la radio aurait pu tracer sur une ligne parasite toute la fin de journée et ni l’un ni l’autre n’aurait fait attention.

S’enfoncèrent de concert les chuchotements sans mots, les supplications de retour à l’envoyeur, encore quelques passes pour un cheminement peu habile de l’arrête du nez à la fente au dessus de la lèvre supérieure, et peut-être pouvait-elle enfin saisir la portée de son impatience, voir jusqu’où elle échouait.
Sur la peau chaude du vendeur, oui, sans doute, les rougeurs veulent se voir précipitées sur tous les angles de la figure, une peinture improvisée, comme elle sait si bien les faire: Jackie tente de se contenir et son dos appuie sur le klaxon qui retentit dans la rue, la fait sursauter, elle découvre Lucky.
Oui elle découvre il n’y a pas d’autres mots. « Personne ne m’a offert de pop-corn avant toi. »

C’est faux.

Les tremblements dans les mains de Lucky s'accentuent au coup de klaxon ; ils sursautent de concert, et un rire passe les lèvres engourdies de Miller, encore pleines de celles de Jackie. D'une main, il essaie d'ordonner ses cheveux sous son nez contemplateur, en proie à une avalanche de sentiments, de sensations, d'impressions contre et sous sa peau qui l'étourdissent et lui font perdre ses repères -et pourtant Lucky au milieu de la tornade est certain d'une chose, cette même certitude qu'il peut lire dans les yeux de Jackie. La vérité nue, seule, entre les étoiles qui y scintillent -la vérité déguisée en mensonge. Lucky sent son sourire s'étendre ; Freckles a offert du popcorn à Jackie la semaine dernière devant la bande au complet, et pourtant Miller serre la réplique contre son cœur -la vérité derrière le mensonge, plus importante que les formes, les mots, les faits, il s'y accroche comme au regard qui le détaille juste là.

Ils se trouvent de nouveau au début. Comme une vieille cassette dont on découvrirait soudainement l'autre face -un miroir vierge où se reflètent, comme des ombres prises au piège, les événements passés. « Moi aussi... » Il s'élance : « C'est mon premier rencard. » Ce serait une insulte pour les trois petites amies à son compteur, les baisers grappillés en fin de soirée sur le perron, si l'habitacle de Fire Fighter ne leur offrait pas un alcôve secret, où ils se soufflent, comme protégés du monde, les confidences qui leur pèsent sur le cœur et la conscience depuis trop longtemps. Lucky se sent comme à ses quatorze ans, quand il attendait sur les marches de Stacey Anderson -sauf que cette fois son cœur bat plus vite, plus fort, quand à Anderson se substitue Young. Son bras, s'il a relâché son emprise pour la laisser partir en arrière, niche encore au bas de son dos ; il meurt d'envie de la toucher et de l'enlacer, mais n'a pas récupéré la maîtrise consciente de son corps, tiré comme une marionnette par les fils invisibles déployés par Jackie. Il meurt d'envie de rembobiner la récompense, mais la réalité continue de couler, insensible à leur idylle. « C'est aussi la première fois, si je te demande de sortir avec moi ? » Il serait incapable de dire de quelle couleur est son visage -quelle teinte de rouge, plutôt ; il le brûle depuis que Jackie a franchi la frontière du levier de vitesse. De sens, sa phrase n'en fait pas non plus -il sait juste qu'on se moquerait de lui si on l'entendait, qu'il doit se forcer à respirer pour ne pas mourir sur l'instant, foudroyé par le culot qu'il se trouve, dans les bras de Young.

Tirer sur sa bottine pour l’enfiler l’épuise, elle s’écroule sur son lit, le temps de voir le plafond, Jackie distingue deux trois groupes qu’elle écoutait à l’époque du collège, les yeux plein de lueurs, elle est électrocutée par le bruit de la sonnette qui retentit dans son crâne et la fait se précipiter au bord du matelas. Jackie replace en toute hâte ses cheveux, boucles sans formes précipitées ça et là, le miroir de la coiffeuse coupant à moitié son buste de là où elle se tient: Elle se demande si sa cage thoracique va supporter le choc mais déjà elle dévale les escaliers.
Personne n’ouvre la porte sauf elle, c’est sans doute ce qui attire les ovales du quaterback dans sa direction, la fine mèche de gel enroulée sur le coin de son front, il est abominablement mignon et quand il embrasse la jeune Young, son bras semble prêt à lui broyer le corps. Elle ne sent pas la plupart de ses membres, toute engourdie quand ils dévalent les rues du quartiers, il a de pauvres fleurs en nage dans sa main droite, elle peut les compter sur les doigts d’une main. Est-ce-que ce serait pas les hortensias du voisin?

« C’est ton premier rencard… » chuchote Jackie, sa paume toute tiède dégageant on ne sait trop quoi de la figure de Lucky, bientôt l’enroulant autour d’elle, elle l’étoufferait presque, ses coudes serrés, derrière les mèches de babilleur de Miller, l’odeur des baisers inoubliables coincés entre les paroles. Elle qui ne parlait pas beaucoup, se trouvait émue de l’entendre répondre à ses enfantillages, ils manqueraient le film si elle continuait de céder à ses propres caprices. Quelque part la question a fusé dans son organisme et se répète sans arrêt, Jackie remonte la manivelle pour ouvrir la fenêtre de la voiture.
L’air de la rue s’infiltre et évacue les fumées, tout de suite elle remarque où ont mené leurs expérimentations, non pas qu’elle se plaigne du résultat du test, quelques secondes à récupérer de l’oxygène et elle s’attarde sur la forme fade des bâtiments. « On est déjà venus que tous les deux avant? » C’est une question sans en être une, elle a perdu le temps qu’elle pouvait perdre, maintenant ses genoux fatiguent.
Jackie revient dans sa direction, replace la chemise bordeaux, la cravate dont le noeud s’est défait miraculeusement, les pans de la veste sont appuyés soigneusement des deux côtés du siège de Fire Fighter, elle poursuit: « Lucky fais attention. »

Jackie tire cette tête, faussement contrariée, la bouche toute rouge, pas franchement convaincante. « Je porte un peu la poisse comme petite amie. » Jackie présente sa main: « Et je n’ai pas les meilleures fréquentations. En plus je fais beaucoup de cachotteries. Mais puisque tu insistes. » C'est elle pourtant qui vient vivement serrer la sienne, valider l'accord.

Les paumes chaleureuses de Jackie quittent ses joues après une dernière pression ; du regard, Lucky s'accroche à la tatoueuse, le cœur suivant ses mouvements souples, naturels, convaincu jusqu'au fond du cœur qu'elle ne se décroche, juste un peu, que pour mieux prendre l'amplitude de la question jetée à leurs pieds. Encore pris dans leurs baisers, les caresses de Jackie sur sa peau rougie de bonheur, Lucky ne voit pas d'autre issue -pas d'autre issue qu'elle revenant à lui, que Jackie qui se détache pour mieux se lover de nouveau contre sa bouche, son rire contre sa nuque. Sa nervosité atteint des sommets, touchant à leur secret soufflé en alcôve, si près d'elle -il inspire quand elle ouvre la fenêtre. Avec l'air s'invite un peu d'extérieur, les bruits de portière, les conversations lointaines, un lien filé vers ce monde dont ils se préservent.

Les yeux de Lucky scintillent ; entre ses doigts la blouse de Jackie qu'il frotte doucement, la découverte toujours en marche, au ralenti, attendant le jugement. « Non, jamais. » Il insiste à l'envers -qu'il est temps pour eux de venir seuls- et les mains encrées de Young s'affairent sur son uniforme Bordeaux, réordonnant ce qui doit l'être. Jackie, s'embarrassant de peu de mots et de détours, prend dans cet instant critique un temps incroyable -heureusement qu'il y a la chemise, le parfum de sa peau, l'éclat de vie glissant sur les traits de Jackie.

Un instant, le doute l'attrape. Son sourire est frappé de confusion, un millième de seconde -il cherche la réponse sur sa peau, au bout de ses lèvres tordues par sa moue, et puis la paume est ouverte, l'offensive lancée ; Jackie a dit oui.

Avec tout les efforts du monde, Lucky ravale son rire ravi, engouffre un sourire béat dans deux fossettes sans fond ; il s'éclaircit la gorge, relâche de ses deux mains la silhouette fine de Jackie, va pour appuyer la comédie avec une expression sérieuse, gâchée par les deux creux sans fond sur ses joues, mais la paume de Jackie se glisse contre la sienne, scellant le contrat avant même qu'il ne puisse le discuter. « Bien. Très bien. » Ils se serrent la main à outrance, deux idiots main dans la main à l'avant de Fire Fighter. « Je connais les risques, mais j'ai un porte-bonheur. » Il tapote fièrement son torse, là où Jackie lui a encré la peau un an plus tôt. En cet instant, il bat de toute ses forces, chauffe sous leurs regards, ancrés l'un à l'autre. « Il marche aussi contre les mauvaises fréquentations. » L'énergie dans la poignée de mains décroît, alors que s'étire son sourire ; alors qu'elle s'immobilise, Lucky glisse ses doigts entre les siens, attire le dos de sa main contre sa poitrine. De l'autre il enlace la nuque de Jackie et de nouveau l'embrasse, scellant l'accord d'une façon, cette fois, nettement plus satisfaisante.

Jackie a dit oui; elle a l’impression de se balancer comme un petit enfant sur une cheval en bois, elle voit filer devant elle les gens et leurs têtes coupées par le toit de la voiture qui ricanent en discutant du film du jour, absente. Lucky a donné un titre plus tôt mais impossible de se rappeler. Elle approuve vingt fois rien qu’en appuyant cette poignée de main, Jackie a laissé sa signature au bas du contrat plus de fois qu’il n’est humainement possible.
La Fire Fighter est un abri anti-nucléaire et jusque là ils ont échappé au filtre opaque du soir, le rendez-vous les rattrape. Ils ne sont pas pris de court même si les poumons pensent autrement puisqu’il s’agit du leur. Quelque part Jackie a baissé la vitre pour voir si le cinéma avait disparu, il n’a pas bougé d’un pouce, il attend qu’elle prenne son courage à deux mains, mais c’est déjà fait.

Certes il n’a pas descendu l’allée et elle ne s’est pas prise les pieds dans la vieille moquette des escaliers. D’ailleurs il n’y a pas eu de conversation avec le beau-père aux dents dévoilées jusque l’or de ses prothèses et ensuite, Jackie n’a pas enfilé en vitesse la veste laissée par son cousin sur le porte-manteau en cherchant à cacher ses bras baignés d’encre parce qu’elle comptait les heures en les traçant au marqueur. Ils n’ont pas non plus parlé en balbutiant de la semaine passée quand ils avaient planifié le rendez-vous en remuant les genoux dans un rayon de la supérette en se faisant bousculer par une vieille dame à moitié aveugle et personne n’a passé l’après-midi à se poser de question sur quoi mettre, quoi dire, quelle émission de télé aborder au milieu du dîner après le ciné.

Jackie l’embrasse, au même endroit à défaut de pouvoir l’emporter à l’arrière de la voiture, elle l’embrasse comme un coup de tampon marquerait une adresse ou un nom de cabinet, elle a l’impression de l’avoir picoré et son visage surchauffe. Elle a dérapé quelque part en retrouvant son joli sourire qu’elle foudroie de baisers rapides « On brûle les étapes tu trouves? »

La voilà qui se tortille pour retrouver le siège passager, s’installant, le rire à peine contenu qui s’échappe aussi habilement que du tabac par dessus le coude du voyageur à bord de Fire Fighter, elle met la radio, trouve la chanson la plus adéquate, c’est-à-dire outrageusement fondante, collant les yeux de Lucky avec ses ovales brillantes. « Moi je pense pas. »  

Lucky sent sa peau le brûler là où Jackie y a laissé sa marque ; il passe une de ses paumes en feu dans ses cheveux, l'autre peinant à retrouver sa place sur sa cuisse. De sa bouche rouge glisse un rire, étourdi par le passage de la tatoueuse, le virage décisif qu'ils ont pris sans l'avoir réellement vu venir. Pour sûr, Lucky s'était imaginé des dizaines de situation différentes, dont un tiers prenant pour accessoire, voire décor, la Fire Fighter -des scénarios impromptus, des déclarations répétées à l'avance, des embrassades fougueuses qui auraient reporté les explications à après ; la réalité a désarçonné ses idées de romantique, bousculé ses fabulations solitaires pour lui mettre au visage, sous la peau, dans la moelle, Jackie en chair et en os, sans atour et sans accroche autre que ces deux yeux immenses qui le fixent et lui sourient, de l'autre côté de l'habitacle. « Normalement le ciné devait venir avant la déclaration, mais je me suis emballé. » Il a un faux sourire d'excuse -bien vite il s'étire ; les seules excuses qu'il aurait à lui faire, ce serait de l'avoir coincée en équilibre précaire sur le siège conducteur. « Et puis après la tarte, on peut se permettre ce qu'on veut, c'est bon », ajoute-t-il, le sourire se muant en un rire frémissant sur ses lèvres. La voix moelleuse de la radio conforte son cœur dans un tambourinement leste, de grands bonds qui semblent repousser les limites de sa cage thoracique -à l'image de cette chance élastique qu'il a découverte, ce soir, extensible au-delà des frontières. En cet instant, Lucky n'a pas la place, même infime, de penser au retour du boomerang qui reviendra infailliblement sur lui -sur eux ; en cet instant il n'y a que Jackie, leurs rires nerveux et complices, sur un fond de hit qu'avec la bande, ils parodient habituellement avec de grands gestes.

Il ne saurait dire combien de temps -combien de secondes, d'échanges de regards, de silence maintenant qu'ils se sont mis sur la même longueur d'onde ; maintenant qu'ils peuvent se regarder sans passer par le reflet du rétroviseur ou l'abri rudimentaire d'un verre de bière, passé en douce au mineur de la bande. Au bout de ce temps indéfini, Lucky vient prendre la main de Jackie, lui déroulant le bras jusqu'à lui ; de l'autre main il prend le stylo qui traîne dans le fourre-tout contre le levier de vitesse, le débouche, et, dans la langue de Jackie, trace sur sa peau des lettres maladroitement alignées. Miller n'a jamais été ni scolaire, ni graphique ; c'est néanmoins assez pour laisser sa trace amoureuse au creux de l'avant-bras de Jackie. You're the first. C'est tout ; c'est déjà beaucoup, et Lucky s'anime enfin. Il relève les yeux, ses doigts autour de son poignet, puis la relâche. « Allez, ton premier popcorn t'attend. »

« Ça a quel goût déjà? » Elle mâche, l’invisible pop-corn avec appréhension, est-ce-que c’était sucré, comme ce qui coulait dans les yeux de Lucky, Lucky qu’elle ne pouvait suivre sans avoir le nez courbé de rire. La chanson tournait sur la station et Jackie gardait, presque bouleversées sa tête inclinée vers son bras. Elle avait l’air de déchiffrer les quelques mots articulés sur sa peau de crème, mais pour une troisième lecture, sans doute exagérait-elle. Elle se mit à y passer la main, le revers timide, les ongles coloriés, dignes du personnage ne l’aidaient pas à gagner en contenance.

Jackie était revenue au stade de l’enfance, à ne pas savoir comment répondre convenablement, d’où la plaisanterie, d’où la prétention de sous-entendre qu’elle n’avait pas avec les garçons fait des concours du plus gros mangeur de pop-corn.
Ils s’étaient déjà assis tous sur une rangée, à échanger pendant les publicités entre les sièges dans un mouvement de bouche abusé, tentant de se lire, rigoler en grignotant et dire lequel des garçons allait se cacher la tête entre les mains pendant les apparitions des scream queens. Comment pouvait-elle mentir en appuyant sur le bouton ‘farce’ et pousser le bouchon, dire que le cinéma lui était totalement étranger, qu’ils voient le film pour la première fois serait une preuve de plus qu’elle manquait d’expérience. S’asseoir à côté de Lucky, quel événement, en général elle servait de barrage entre Malcolm et Joseph, sait-on jamais que l’un saute au cou de l’autre, peu importe la raison.

Jusque ce soir, en particulier, Jackie trouvait une bonne excuse, c’est vrai, elle était douée pour ça, elle parlait spécifiquement pour rembarrer les têtes chaudes accusant les garçons devant un officier de police, elle était celle qui demandait un tarif spécifique pour la bande quand ils allaient à la séance « événement », personne ne lui reprochait son manque de talent pour la comédie. Mais c’en était assez, pas vrai? Elle pouvait encore, rebrousser le chemin à mi-parcours, si elle le souhaitait, dans ces tentatives de tout refaire pour la première fois, elle n’avait probablement pas été aussi honnête que maintenant.

Alors ça la faisait rire, ça la faisait beaucoup rire. « J’ai encore la myrtille dans la bouche du coup, c’est traitre. » Ses cils avaient quelques gouttelettes aux extrémités, mais ils ne remarquaient pas non, c’est comme si elle avait pleuré de joie.

« Hmm... » Les lèvres pincées, Lucky s'arrache à la vision de Jackie pour fermer les yeux un instant ; leurs rires résonnent à ses oreilles, alors qu'il s'improvise une projection sur l'écran de ses paupières. «  C'est bizarre, ça devrait avoir un goût de beurre... » Il parle pop corn quand il ne voit rien d'autre que le visage solaire de la tatoueuse, n'a sur les lèvres que le goût des siennes ; la myrtille à la Jackie le suivra jusque dans ses rêves, cette nuit. « On ferait un tabac, avec du pop corn à la myrtille. 'Fin moi j'en prendrais tout le temps... » Ses propres lèvres peinent à rester droites, agitées par un rire qui menace ; il se sent bêtement heureux, à dire des inepties qui auraient fait lever les yeux au ciel des trois autres Fire Fighters en simultané. Il l'est plus encore lorsqu'il rouvre les yeux pour découvrir qu'ils sont bien là, à s'effleurer et à retenir leur bonheur dans leurs gorges hilares, au son de la radio qu'ils n'écoutent plus. Les battements de leurs cœurs les obnubilent, à se fondre dans le regard l'un de l'autre. Ils pourraient parler de myrtille, de la NASA ou des dents de lait de Freckles ; Lucky est accroché à un nuage duveteux semblable au souffle de Jackie.

Ils finissent par se rendre au reste du monde. En sortant de l'habitacle, Lucky prend une goulée d'air comme si c'était sa première inspiration, ce même sourire idiot vissé au visage ; il a l'impression, à l'instant, que tout est possible, que Silver Grove est un havre où l'avenir ne demande qu'à fleurir, radieux, auréolé d'une lumière aux reflets de Jackie. Il referme derrière lui la portière de Fire Fighter, tourne la tête vers elle ; il lui prend la main quand ils se rejoignent, son bras dans le sien, et sans retenir cette fois un nouveau rire qui n'a d'autre origine que d'être avec elle en cet instant.

Le sentiment est absurde, elle veut absolument ajouter le pop-corn saveur myrtille à la carte pour à chaque fois en demander une fournée au guichet pendant qu’on la dévisage avec jugement et vague dégoût. Vraiment? Personne ne veut de cette déclinaison bizarre et obscure, mais peut-être vous, mademoiselle Young? En revenant sur ses pas elle remarquait qu’elle ne pleurait pas ses sorties entre copines et les deux fauteuils enfoncés traditionnels, ne s’ennuyait pas des conversations faciles et sécurisantes, préférait se figer d’éprouver tant pour un seul individu, qui était fin, qui aurait pu se volatiliser entre deux pans de mur.

Lucky se gravait et le diamant courrait sur le disque de sa vie sans perdre haleine. Jackie préférait avoir sur les bras les motifs incrustés dans la veste représentant pour chacun un membre des Fire Fighters plutôt qu’une marque de rouge à lèvres en commun avec ses populaires voisines de lycée. Les années changent tout. On y croit pas vraiment au début puis, la broderie en forme de chien, type bouledogue s’attache à l’épaule, une autre d’une citation de Hamlet, Shakespeare rejoint la manche droite, il y a un gamin gonflant une bulle de chewing-gum aussi, dessin au tracé légèrement raté. Leur association aussi ridicule soit-elle l’empêchait de trébucher.

Ça et toutes les fois où Lucky vérifierait doublement ses lacets et ils parleraient du meilleur moyen de les attacher en rigolant, Jackie se demanderait si en cognant leurs deux nez elle obtiendrait un plus ou moins long baiser. Le geste répété de la sortie de véhicule lui échappe mais tout ce qui suit fait trottiner l’oxygène d’un poumon à l’autre et elle craint l’étranglement. Dans ses genoux il y a beaucoup de fourmis alors Jackie s’étire et elle ne se souvient plus de la dernière fois où elle avait tenu la main de quelqu’un mais elle espérait que cette première serait en haut d’une liste où suivraient d’autres occurrences: Surtout le pouce de Lucky et la pression qui nous passe par dessus la tête les autres jours, mais pas celui-ci spécifiquement. Elle est en combustion quand les os de leurs coudes s’embrassent aussi idiot que cela s’avère être, elle serait d’accord pour se prendre les pieds dans les siens. Mille fois.