“The truth is rarely pure and never simple.”{Libre}

“I don't want to go to heaven. None of my friends are there.”
― Oscar Wilde

L’oncle qui cogne le bois abîmé en rythme. Le silence est d’or dans le temple du savoir. L’air est rempli d’une espèce de poussière légère qui transparaît dans la trajectoire linéaire des rayons du soleil. Les particules à peine perceptibles s’envolent aléatoirement, glissent sans difficulté entre les planches grinçantes du parquet de la bibliothèque. Les journées de juin faisaient fondre l’atmosphère, la peinture neutre coulait presque sur les murs écaillés, Olivia passe un mouchoir en tissu au coin de son front humide.

Un morceau de papier comme éventail, elle tire légèrement sur le col de sa chemise. Un regard sur la maigre foule, soldats des sciences, peuple de la connaissance, les plus courageux suent silencieusement sur leurs chaises. Une demoiselle, la bretelle de son top retombait sur son épaule, ses mèches ondulés rassemblées en un chignon désordonné, elle mordille le bout de son crayon avec une concentration déconcertante, les yeux rivés sur son manuel de chimie. Un homme, des rides se dessinent au coin de ses yeux, sa main manie le curseur, l’écran conséquent vibre, la centrale tourne à plein régime, des touches éclatent de temps à autre dans un claquement discret. Un petit garçon, ses mèches lui retombent sur les yeux, la couleur de son short dénote avec l’esthétisme ancien de la pièce, un livre d’image sur les genoux, la chaleur rosie ses joues blanches. Le calme l’apaise autant qu’il l’ennuie.

Les talons d’Olivia gratte le sol, pince le silence éternel, vite rejoint par les grincements du chariots débordant d’archives. Moment tranquille de la journée, moment opportun pour remettre en ordre les manuscrits des lettrés du temps. Couvertures de cuir, odeur oubliée entre les pages cornées, chaque fois que la silhouette d’Olivia survolait les allées, elle sentait tous ses sens s’éveiller.

Boom. Un livre s'effondre aux pieds d’une ombre solitaire. Sa cambrure se tord pour récupérer le précieux ouvrage, un sourire de porcelaine recouvre les lèvres de la vipère, son accent sonne comme une mélodie étrangère. « Faites attention, très cher. Je doute que Sir Oscar Wilde apprécie que l’on traite ses écrits de la sorte. ». Olivia, elle n’adoptait pas de ton réprobateur. Bien au contraire, elle s’essayait à la plaisanterie, sans réellement se détacher de son masque de dévoreuse de livres.

“THE TRUTH IS RARELY PURE AND NEVER SIMPLE.”

L’a les écouteurs de son walkman sur les oreilles. Pourtant l’a coupé la musique, y’a rien qui sort de son casque. L’est comme ça : il veut pas déranger les gens qui bûchent mais l’a pas envie d’être emmerdé lui non plus. Alors il garde cette barrière entre les autres et lui.

Le dernier bouquin qu’il a lu c’est l’Attrape-Cœurs, de ce mec Salinger. C’est drôle parce qu’en le lisant Sam il s’est retrouvé dans Holden. Il s’est imaginé être ce mec paumé et pourtant très certain de qui il est. Ou bien de ce qu’il pense, de ce qu’il ressent. Sam c’est l’attrape-cœurs qui aimerait qu’on attrape son esprit à lui. Qu’on essaie de le comprendre à défaut de pouvoir totalement le déchiffrer — parce que lui-même le peut pas, le sait bien.

Ce livre lui a plu, ouais. Il lit beaucoup, Sam. Quand il est arrivé en ville il avait pas beaucoup de thunes, et la carte de bibliothèque c’était loin dans la liste des priorités. Alors depuis, ce con il lit un livre à chaque visite. Du début, à la fin. On le voit ici, puis là. Il bouge, parfois il bouquine en marchant, d’autres fois il s’assied par terre en plein allée. Comme un vagabond qui squatterait les urgences pour se trouver un coin où dormir, Sam il investit la bibliothèque de l’ouverture jusqu’à la fermeture. De l’endroit, du livre. Aujourd’hui l’aurait le petit billet pour se payer la carte mais c’est comme une habitude qu’il a prise. Il sait que dans la semaine, y’a une journée où il est pris.

Aujourd’hui l’est arrivé et il a chopé un livre au hasard dans un chariot. L’est là depuis dix heures et demi, à lire ce bouquin à la couverture dégueulasse — mais il l’a pris quand même, parce que c’est pas le genre de mec à juger un livre à sa couverture, justement. Puis il lit peu les résumés au dos, il se plonge directement. Sam, il prend un livre et se dédie à lui, il devient son petit bébé qu’il doit chérir du début à la fin de sa vie — si tant est que la vie d’un livre se résume aux quelques heures mises bout-à-bout qu’on passe à le lire.
Il marche, le casque muet vissé aux oreilles, et bordel qu’il est pris dans le livre. À tel point qu’il anticipe pas le manuscrit qui tombe à ses pieds. La dame lui parle d’Oscar Wilde. « De là où il est, sûrement qu’il s’en branle un peu, vous croyez pas… » Il dit ça un demi sourire aux lèvres. L’est pas provocant, juste un peu cynique, comme il l’est toujours. Avant y’aurait les regrets instantanés de s’être imposé si vite, aujourd’hui il s’en fout presqu’autant qu’un Wilde pas déterminé à se rouler dans sa tombe pour un bouquin tombé.

« Allez, pour me faire pardonner, conseillez-moi un de ses livres et je le lirai à sa santé. À sa mémoire. Bref. » Il dit ça Sam, mais il sait bien qu’il le fera pas. Qu’il le fera sûrement pas. Il dit des trucs mais il les fait pas. Un petit baratineur. C’est pas méchant pourtant, il fait peu de choses par méchanceté. Une bonne âme, qu’on dit. Sûrement qu’une bonne âme entourée de mauvaises, elle se noie sous le poids des autres.

La langue crue du garçon crispe sa mâchoire. En plus de ne pas être à l’aise avec les hommes, Olivia avait cette mentalité parfois un peu trop classiciste et favorisait un langage courtois et soutenu. Certains américains plaçait ça sur le compte de sa condescendance britannique mais elle avait simplement horreur des grossièretés inutiles. Mais le garçon est un visage familier, une ombre connue des heures tardives et des journées à rallonge. Elle le voit bien, qu’il ne cherche pas à être vexant, elle se racle la gorge, tente de se détendre. « Eh bien, hum. Le moins que l’on puisse dire, c’est que votre cynisme lui aurait plu. ». Peut-être plus que ça, même. Après tout, Wilde était admiratif des personnes charismatiques. Et ce jeune homme irradiait d’une certaine sensualité interdite, une beauté provocante, c’était peu dire.

Les bribes de souvenirs rongent les meubles de ton passé comme une vieille fissure incrustée dans le bois. Son regard intrépide, sa chevelure de lionne, son sourire bourré d’une malice enjôleuse, son rire qui transperce l’air. Olivia, elle entends encore cette voix mélodieuse la mettre constamment au défi. « Bah alors, Holland ? On est pas capable de faire ça ? ». Jeunesse secrète électrisante, Olivia n’a cessé de l’enterrer dès son retour à Silver Grove. Les souvenirs devaient rester des souvenirs, quand bien même la même même flamme brûle dans les yeux d’un sombre inconnu.

Ses doigts caressent brièvement la couverture abîmée, elle le tend vers le lecteur. « The Picture of Dorian Gray, le plus connu. J’aime particulièrement la manière dont il dépeint la société de Londres et analogie de la beauté du corps et de l’esprit. Ce roman amène à la réflexion tout en offrant une lecture particulièrement plaisante. ». Elle le parcourt brièvement, un sourire se dessine sur tes lèvres, elle saisit ensuite un livre plus fin, les étincelles s’affolent au fond de ses yeux. « Dans le même genre, il y a The Portrait of Mr. W. H. C’est une nouvelle, c’est plus court et moins connu. ». Elle passe une main délicate pour replacer une mèche derrière son oreille.  « Oscar Wilde était un auteur assez controversé. Disons qu’il avait tendance à être cru dans ses propos. Et il avait un mode de vie assez … différent ? ». L’homosexualité assumé, c’était un concept qu’Olivia n’arrivait définitivement pas à assimiler.

C’est là que Sam se rend compte qu’il regarde personne. Qu’il se créé une bulle de laquelle il sort finalement peu, de laquelle il sort seulement sous ses conditions. Le casque vissé sur les oreilles, les yeux qui voient mais qui ne regardent pas. Il sait plus parler aux gens Sam, il a oublié comment discuter avec quelqu’un sans le ou la bousculer. Douce brute de décoffrage qu’est devenu le jeune homme. Le sang, la prison, la libération. Lui-même ignore le point précis de basculement. Mais là, à cet instant précis, il perçoit sans difficulté que la jeune femme est pas coutumière de sa verve.

« Ah ouais ? D’habitude ça repousse les gens. » Sa vie à lui est cynique. Il est cynique. Si ses parents avaient connu le mot en anglais, ils auraient passé leur temps à lui jeter à la gueule comme la pire des insultes. Toujours à vouloir se faire voir, à vouloir se démarquer. Du père ou de la mère, y’en a forcément au moins un qui a pensé que les tendances pédérastes c’était pour les faire chier. Peut-être qu’ils le pensaient tous les deux. Que c’était juste un acte de rébellion. Que ça allait avec leur habitude, aux frères, de s’appeler par leurs prénoms originaux. Contrarier l’autorité et les choix faits par les aînés. Pourtant ils se plaignent de quelque chose à laquelle ils ont contribué. Sûrement qu’il serait pas tant cynique, Sam, si on l’y avait pas poussé.

La dame lui tend un livre dont le titre lui dit quelque chose. Soudain une réminiscence d’un cours de lycée, une réminiscence du lycée tout court. Brièvement il s’échappe, quitte ce corps terrestre et foule un couloir abstrait où l’écho de ses souvenirs retentit. Il revoit tout, les bâtiments, les gens, la cantine, le gymnase. Il se figure tout une première fois ; tout est vierge. Une seconde fois où les murs sont maculés de sang et le sol jonché de silhouettes alourdies par la mort. Une dernière fois et il se voit ventre au sol, menotté. Vite, partir. « Eh bien, je vais suivre la tendance anticonformiste du monsieur et je vais prendre le moins connu. » C’est beau qu’il pense, la manière dont elle parcourt les pages des yeux. Sam l’a jamais connu que des bibliothécaires aigries et éteintes, puis après il s’est mis à oublier le monde autour de lui, alors il n’a plus connu personne. Elle c’est différent. « Différent, comment ça ? » Sam l’est pas con, il a encore quelques restes du lycée. Oscar et lui, du même côté de la barrière. Il se plaît juste à déstabiliser la bibliothécaire. Pas par mesquinerie, ni par moquerie. Juste parce qu’il aime entendre les choses telles qu’elles sont. « C’est bien la franchise, sinon. La sincérité dans les propos. Aller droit au but. C’est ça qui le différenciait, le manque d’hypocrisie, ou c’est autre chose ? »

Sam aime bien jouer au con. Ça lui permet, finalement, de montrer qu’il ne l’est pas.

C’était comme une dague qui s’enfonçait silencieusement au centre de sa gorge sans que son visage ne soit autorisé à bouger. Une douleur hurlante coincée dans sa bouche, la face lisse et les neurones en feu. La langue de la vipère piégée entre ses crocs. Parfois, Olivia sentait le poison au bout de sa langue couler le long de son œsophage, et ses prunelles aiguisées avaient déjà assassiné ces parterres de mauvaises herbes qui faisait naître en elle ce torrent de chaos silencieux.

Elle ne supportait pas la débauche. Les égocentriques qui se fatiguaient à nager à contre-courant, persuadés d’être assez fort pour affronter le monde. Pour qui se prenaient-ils ? Comme si leurs revendications loufoques allaient changer quelque chose à cet univers. La mécanique était solide. Et la seule façon de la dérégler était d’infiltrer les engrenages pour mieux bousiller le système. C’est en donnant l’illusion de la soumission que le contrôle prenait le plus d’ampleur. Tout se faisait dans l’ombre, les fils noués aux poignets des dirigeants de cette société, les plus vicieux profitent allègrement de leur spectacle de marionnettes.

Olivia, elle voit dans les yeux de ce garçon cette lueur toxique. La moquerie qui tâche ses iris, les batailles les plus dévastatrices étaient celles des têtes pensantes aux bouches cousues. La tension psychologique tranchait l’air, le sang accompagnait les mots jusqu’au bout des lèvres, les plaies infectées faisaient battre le coeur des plus angoissés. « Son égo était remarquablement fort. Ça ajoutait de la matière à son personnage plein de fantaisie. ». Ce sourire de plâtre, elle l’a façonné tellement de fois. Une courbe sur un masque d’argile, la forme parfaite, un rictus assez important pour ne pas égayer les doutes, assez doux pour ne pas taquiner les esprits impulsifs. « Il avait tendance à se croire plus intelligent qu’il ne l’était réellement, selon certains dires. ». Elle ne le dirait pas, non. Elle l’aurait dit, peut être, s’il n’avait pas tenté de se jouer d’elle. Mais la vipère préférait siffler, l’air innocent, la langue encore trempée de venin dégoulinant.