You want it darker

i. please introduce yourself.

Priam est fils unique. Fils de personne. Fils de Dieu, qu’ils disaient, les prêtres de son école. C’était déjà ça ! Ses parents étaient profs, le genre passionnés, qui citent L’Iliade au petit déjeuner, utilisent des mots compliqués tout en s’amusant d’un palindrome chichement inventé. Ils étaient intelligents, les Bayleen. Des gens respectables, pas chiants, de bons voisins, de bons parents, de bons profs. Des gens foutrement normaux quoi, avec leurs petites exubérances bien à eux qui ne font de mal à personne. C’est donc en toute banalité que le couple Bayleen est mort dans un accident de voiture, comme beaucoup de gens dans ce pays, à cause d’un mec qui avait trop bu et qui roulait beaucoup trop vite avec une caisse bien trop grosse pour lui. Et pour continuer dans le cliché du truc con, il a survécu, ce chauffard, et il est même passé au tribunal. Il a même été relaxé, ce meurtrier par négligence. Circonstances atténuantes, qu’ils disaient. Et le petit Priam, dernier fragment des Bayleen, il s’est retrouvé cloîtré dans un orphelinat où on devait réciter le bénédicité avant d’avoir le droit de becter là où, avant, on disait un “pif paf pouf bénissez la bouffe” en riant. Il aurait pu être brillant comme ses parents, le petit Priam, s’il avait pas été salement secoué par la perte de ses parents et par le changement brutal de mode de vie. Là où, avant, on avait le droit de tout remettre en question tant qu’on avait de bons arguments pour pouvoir confronter ses idées, on devait fermer sa gueule et dire “oui mon Père”. Quand on a dix ans et qu’on se retrouve avec deux éducations totalement opposées du jour au lendemain, ça a de quoi vous entamer un peu le ciboulot. Priam a vite abandonné toute argumentation depuis qu’aucun prêtre n’avait été foutu de lui dire pourquoi ses parents étaient morts et que le gars qui les avait tué par accident était encore en vie. Ah elle est bien belle la justice de Dieu ! On applaudit à deux mains ! Alors il s’est mis en tête de se mettre, lui, au service de la justice pour qu’elle soit bien faite.

Mais il est pas bien brillant, Priam, il se débrouille comme il peut, il a survécu à l’école, élève moyen, un peu turbulent, toujours à vouloir défendre les autres et à se retrouver la gueule en sang pour quelque chose qui valait finalement pas vraiment le coup. Puis il est parti faire ses classes dès qu’il a pu, il y est même resté un peu plus longtemps que prévu, pour pas revenir trop vite à Silver Grove, parce qu’il y avait encore trop de souvenirs, parce qu’il pouvait pas encore gérer tout ça, sa vie d’adulte qui arrivait à grands pas, le fait d’être paumé, le fait d’être encore autant à fleur de peau. Alors, il s’inflige de la rigueur à grand coup de rangers, de parcours du combattant, de jogging avec ses frères d’armes, de réveil en fanfare à cinq heure du matin..  

ii. mean streets of silver grove.

C’est qu’on le fout presque dehors, à l’armée, parce qu’il a pas de grandes ambitions Priam, parce que c’est surtout un bon exécutant, même s’il est plein de bonne volonté hein et même s’il essaie très fort, d’être un héros, il a pas l’âme d’un leader. C’est le numéro deux par excellence. Voir un numéro tout court. Un bon soldat. Mais au bout d’un moment, c’est pas un refuge non plus la garnison, faut prendre sa vie en main mon p’tit. Alors on lui fait passer des concours, on le renvoi chez lui, à Silver Grove, et on le colle dans les pattes du nouveau shérif en place pour qu’il soit adjoint. Et il le restera pendant les quinze années qui suivent; parce qu’il a pas le charisme, il a pas le bagou qui va avec, il a pas le “petit truc” qui fait qu’on le remarque assez pour être élu ailleurs et avoir, lui aussi, son insigne.

Pourtant, il aimerait bien être important, Priam; gosse, il rêvait d’être Batman, un orphelin qui devient un grand justicier. Sauf qu’il a pas assez de thunes pour avoir des accessoires qui donnent blinde de classe, ou de majordome pour le soutenir, l’encourager dans ses projets, lui dire que, oui, il est pas si con qu’il croit et qu’il peut faire ce qu’il veut s’il arrêtait d’attendre l’opportunité qui lui permettrait de percer et de devenir un meilleur flic. Un vrai justicier et pas juste un mec qui fait la circulation quand c’est la merde, qui vient séparer deux ivrognes qui se battent dans un parc ou gérer la grand mère qui appelle parce que ses petits jeunes de voisins mettent la musique trop fort. C’est plan-plan parfois, la vie à Silver Grove, mais l’avantage, c’est qu’en partant pour faire son service, on l’a oublié. On a complètement zappé qu’il y avait un couple qui portait le même nom, on a zappé l’affaire qui est passée au tribunal où le chauffard a été relaxé, on a zappé que lui, Priam Bayleen, est qu’un pauvre orphelin qui a pas eu de chance dans sa jeunesse. Pour tout le monde, c’est l’adjoint du shérif. Le mec un peu taciturne, qui a l’air renfrogné, qui a la gueule d’un mauvais garçon mais l’âme d’un bon samaritain. Il est gentil, Bayleen, c’est le mec qui laisse toujours un pourboire, qu’on voit descendre un café de temps en temps au diner du coin, qui connait un peu tout le monde mais juste comme ça. On lui connaît pas vraiment d’amis, ou de petite copine, c’est le mec discret, un peu trop peut être, qui est là quand on a besoin de lui mais qu’on invite pas forcément à ses barbecues. Parce qu’on pense pas forcément à lui, parce qu’on le cerne pas vraiment, parce qu’il bosse pas mal, Bayleen, il reste des heures au poste de police le soir pour pouvoir faire ses dossiers. On pourrait presque dire qu’il fait du zèle mais en réalité, c’est parce qu’il a rien d’autre que ça, son job, et son envie de faire régner la justice, même si c’est pour savoir qui a piqué la place de parking de l’autre.

iii. we're all mad here.

Et à force de bosser comme ça, à force d’essayer très fort d’être meilleur dans ce qu’il fait - meilleur que ce qu’il est -, il fait chauffer sa cervelle, au point d’avoir des migraines assez monstrueuses. Sous ses apparences de mec calme, un peu renfrogné, c’est le chaos dans sa tête. Il cherche à savoir, il cherche à comprendre, il cherche comment il pourrait améliorer le monde autour de lui, pour qu’il soit moins moche, moins sombre, moins noirci par ces gens qui font tout pour le dégrader. Et ça fait mal. Mal aux yeux, mal à la nuque, mal aux dents, mal dans toute sa boite crânienne. Depuis cet orage monstrueux, c’est encore pire, c’est comme si le tonnerre s’était logé dans sa tête et avait décidé de plus jamais en sortir. Alors, il prend des cachets pour essayer de calmer le tumulte, il s’isole dans des lieux complètement vides pour s’entendre penser ou alors, au milieu de la foule, pour noyer le bruit avec le bruit, pour devenir sourd, un peu. C’est comme s’il pensait en continue avec une centaines de voix à la fois, des voix qui ne sont pas les siennes. Il a bien cru qu’il était devenu schizo, le flic, il s’est dit “ça y est, j’ai vrillé, ça y est, j’ai le câble qui a pété, va bientôt falloir me coller une balle pour m’achever”. Il est même parti à Portland passer des examens, au cas où, voir s’il fallait qu’il aille se faire interner parce que, franchement, un héros schizo, c’est pas vraiment ce qu’on trouve dans les histoires. Mais non, il est “juste migraineux”. Alors on lui a donné un traitement plus fort, on lui a dit de se reposer, de pas trop forcer. Tu parles qu’il va arrêter de forcer, tu veux qu’il fasse quoi s’il bosse pas ? Planter des tomates et aller faire du yoga ? Nan, Priam, il va augmenter sa dose de cachetons et il va continuer à se casser le cul à faire régner un peu d’ordre dans le chaos de l’existence et ça ira bien.  

iv. something strange in the woods.

Et il avait pourtant de quoi croire qu’il était devenu schizo car, les premières fois, il arrivait pas à croire ce qui était en train de se passer. Il a cru qu’il hallucinait franchement, que c’était que dans sa tête. Et, oui, c’est bien dans sa tête, mais c’est réel. À force d’entendre le tonnerre depuis ce putain d’orage, il s’y est habitué, et ça s’est légèrement tassé. Assez pour entendre un peu mieux ce qui se passe sous son scalp. Assez pour entendre que certaines des pensées qu’il pouvait avoir n’étaient pas les siennes. Mec, tu crois vraiment que t’es pas fou quand tu te dis sérieusement, après plusieurs jours d’analyse, que tu es capable de lire dans les pensées ? Que t’es un putain de télépathe? Sauf que tu peux pas parler aux gens par la pensée, tu entends juste ce qui se passe dans leur tête, comme capter une station de radio par accident. Alors t’imagine quand tu entends quinze personnes penser en même temps dans un bus ? Au début, forcément, il n’y croit pas. Alors il fait des tests, il expérimente le bordel pour essayer d’y voir plus clair. Car il fait pas exprès, de les entendre, ça vient le parasiter alors qu’il est peinard en train de marcher dans la rue, en train de boire son café, et ça lui pourri la vie. Mais d’un autre côté, c’est un peu un super-pouvoir. Il va pouvoir être un putain de héros, mener des interrogatoires de folie, percer à jour les méchants, révéler ce qui se cache vraiment dans la tête des petites frappes qu’il croise, savoir où se trouve la drogue que le dealer du coin a planqué ! Oui mais voilà, on a beau savoir ce que les autres pensent, on a pas de preuves pour les inculper. Et ça, c’est la plaie putain, la véritable plaie, ce putain de syndrome de Cassandre où tu dis à ton boss que c’est machin qui a braqué la supérette du coin mais t’as aucune preuve autre que “je l’ai entendu dans sa tête”. Bravo la crédibilité.