Sweet dreams

i. please introduce yourself.
Il reste des perles de sang sur les roseaux de la rivière brûlée. Des résidus du drame que l’eau n’est parvenue à emporter sur son passage. Pourtant le courant est fort, trop fort pour une nuit si calme. Mauvais présage. La brise nocturne est douce comme un parfum volatile dans les airs. Ça sent la mort dans tous les recoins de cette berge terrifiante. « Je prends la relève, merci. » L’odeur te prend aux tripes, t’as envie de vomir chaque fois que tu inspires mais tu n’en fais rien. Le souffle coupé, c’est à peine si tu peux respirer. Littéralement. « Je suis le shérif… » Il te tend une main ferme que tu ne prends pas la peine d’effleurer. Y’a quelque chose qui t’inspire de la méfiance chez lui. Il ne s’en offusque guère, t’as l’air malade, au bord du malaise vagal. T’es aussi pâle que le cadavre dans l’ambulance. « Vous dîtes connaître la victime M’dame… » Le regard rivé sur le calepin entre ses phalanges usées, il découvre le nom inscrit à l’encre noire. « McKovonách. » Il te dévisage quelques secondes. Les choses commencent à se compliquer, ça ne fait aucun doute. Il sent que cette enquête n'est pas anodine, loin de là. « Vous êtes parentes d'Edwige McKovonách ? » Quand il te pose la question, t’es assaille par des centaines de souvenirs. Ils remontent à la surface tels des assauts à même le cœur. Perforé de toute part, il peine à battre correctement. Boum boum. Irlande, 1975, comté de Limerick. Perchée sur les falaises de Dirík, tu observes les bateaux de pêcheur longés la ligne de l’horizon avant de disparaître de ton champ de vision. Seules les mouettes demeurent au port, volant en cercle comme des prédateurs affamés. Tu aperçois une silhouette s’approcher de toi, c’est elle. Boum boum. New-York, 1979, quartier du Queens. Installée sur une table du restaurant familial, tu effleures les pages de ton manuel scolaire sans vraiment te plonger dedans. De toute façon, tu n’aimes pas cette matière, cette école, cette ville. Tu veux retourner en Irlande, retrouver le calme de ton phare. Tu veux rentrer à la maison. Tu aperçois une silhouette s’approcher de toi, c’est elle. Boum boum. Ecole de Dalton, 1985, bal de promo. Tu le regardes s’étouffer sans rien faire, les cacahuètes écrasées contre la paume de ta main. Il suffoque sous tes yeux ébahis par la scène. Tu ne réalises pas tout à fait ce qu’il se passe mais une part de toi connaît l'immonde vérité. Un accident, un meurtre. La frontière est mince. Tu aperçois une silhouette s’approcher de toi, c’est elle. Boum boum. « M’dame ? »

ii. mean streets of silver grove.
T’es venue une fois dans cette ville. Une fois seulement. T’as parcouru 400 miles pour lui annoncer tes fiançailles, espérant renouer avec elle après toutes ces années de silence, de souffrance. Hélas. T’es repartie quelques heures plus tard, sous une pluie torrentielle. Les phares de la voiture ne fonctionnaient plus, la radio n’arrêtait pas de grésiller. Un véritable blackout. T’as attendu que le ciel arrête de cracher des litres d’eau pour reprendre la route en direction de l’aéroport. Avec cette étrange sensation tapis dans ton estomac, persuadée qu’elle provenait de votre énième dispute. Sauf que t’es partie la boule au ventre parce qu’au fond de toi, tu savais que tu reviendrais. Tu reviendrais pour une mauvaise raison. Une très mauvaise. « Alors vous êtes venus voir votre cousine ? » Tu commences à en avoir marre de ces questions qui ne mènent à rien. Sauf que tu n’es pas en état d’en poser non plus, tu parviens à peine à répondre aux plus simples. Quand tu alignes trois mots à la suite, c'est une victoire pour le shérif qui tente d'assembler les pièces du puzzle. « On peut dire ça. » Tu ne sais pas vraiment comment lui expliquer ta présence. T’as débarqué au beau milieu de ce merdier sans prévenir. Personne n’a eu le temps de décrocher le téléphone pour t’appeler. Personne n’a eu le temps de devancer la mort. Personne n’a eu le temps de te devancer.

iii. we're all mad here.
Ça fait longtemps que t'es dans cet état, trop longtemps pour envisager de guérir. Pourtant, ce n'est pas faute de suivre ton traitement, conformément aux prescriptions du docteur. Seulement, les médicaments n'atténuent pas l'intensité des crises. Des crises d'hystérie. Et chaque fois, tu te demandes si son diagnostic correspond vraiment à ta maladie. Parce que t'es clairement pas une putain d'hystérique, qui crie sur tous les toits, qui chiale à la moindre raison. Au contraire, t'es quelqu'un de calme, presque froid. Puis, quand tu t'évanouis par terre et que tu te mets à convulser, ça ressemble plus à des crises d'épilepsie selon toi ? Le médecin parle de troubles moteurs pour expliquer ce phénomène. T'es pas franchement convaincue par la théorie qu'il avance mais bon, il paraît que c'est un expert dans son domaine alors tu lui accordes le bénéfice du doute. Tu lui accordais. A vrai dire, depuis quelques mois, c'est bien pire. Quand tu perds connaissance, tu vois des choses, des choses horribles. Pourquoi ce changement soudain ? Tu crains d'en parler, de peur de te retrouver enfermée comme ces barges qui n'ont pas eu leur mot à dire. Alors tu la fermes et avales les petites pilules bleues qu'il te reste.

iv. something strange in the woods.
Sauf que ce matin-là, c’était différent. « Pourquoi vous vous êtes rendus ici ? Je veux dire, à la rivière ? » T'as fait une crise, particulièrement violente. Comme d'habitude, témoin passif, tu t'es retrouvée coincée dans un cauchemar assassin. Avec la faucheuse pour seule compagne. Forcée de regarder quelqu'un mourir, sans pouvoir rien faire, rien dire, qui change le déroulé des événements. Cependant, cette fois, t'as pu l'identifier, discerner clairement son visage, distinguer nettement sa voix. Et quand tu t'es finalement réveillée, t'as eu le sentiment imminent d'un danger pesant sur sa personne, sans pouvoir vraiment te l'expliquer. Tu as eu l'impression qu'elle allait mourir. C'est étrange à dire mais tu pouvais le sentir, au plus profond de tes tripes. Comme si tu allais mourir toi-même. Bientôt. « J’ai eu un pressentiment. » C’est une façon de le dire. Tu as surtout crié à t'en brûler l’œsophage, alertant tes voisins au passage. Ils n'ont pas l'habitude d'entendre du bruit venir de ton appartement. A croire que tu n'habites pas vraiment dedans. En réalité, tu l'occupes principalement quand ils sont absents et inversement. Lorsqu'ils s'abandonnent entièrement à la nuit, toi, tu la toises du regard.