lap of the gods (jeremy)

☽ vanités

i. please introduce yourself.
J. Dixon, ou comment séparer vie intime, privée et publique. Une existence faite de cloisons qui, loins de l’oppresser, le rassurent. Il ne ment pas, non : il dissimule. A la télé, il joue son rôle de journaliste rigoureux, la chemise toujours bien repassée. Devant ses proches, il est fidèle à lui-même : loin de s’inventer une personnalité, il est en fait de nature assez honnête. Mais c’est seulement sous ses costumes qu’il embrasse une nature plus profonde, celle qui roupille en lui le reste du temps. Ce serait un raccourci vraiment stupide de dire qu’il se sent femme. En vérité, la plupart du temps, il est Jeremy. Mais parfois, il se sent tout à la fois, homme, femme, oiseau, ruisseau ou montagne, et c’est dans ces moments-là que les parures lui permettent de tout incarner, tous les pans potentiels d’une existence trop monotone à son goût, et qu’il veut pluraliser.

Puisqu’il bosse déjà sur pas mal de sujets en ce moment, nous allons nous-même dresser son portrait, façon horoscope (le genre d’article qu’il se refusera toujours de lire, jugeant la discipline complètement idiote).

career - nice suit, dude! ★★★☆
Comme beaucoup de jeunes garçons, il disait à huit ans qu’il voulait être pompier et à douze basketteur professionnel, avant que le métier de journaliste ne finisse par l’attirer. Présentateur du journal du lycée de sa première à sa dernière année, sa bouille était inévitablement connue de tous les élèves, et il s’était facilement accommodé de cette notoriété. En vérité, journal ou non, il avait toujours fait partie des popular kids : un certain charisme qui cohabite avec sa nature introvertie et attire les gens autour de lui. C’est donc avec joie qu’il reçut sa lettre d’acceptation à l’université de Berkeley, en Californie. Cinq ans plus tard, il décroche un job en tant que journaliste-reporter, une position assez rare sur le marché, ce qui fait la fierté de ses parents. Pour tempérer leur enthousiasme, Jeremy leur répète qu’il ne s’agit que d’une chaîne régionale, mais rien n’y fait : sa famille et ses voisins sont toujours aussi contents de le voir dans le flash info.

love - soulmate, have I ever met you? ★☆☆☆
Vie sentimentale un peu vide, en ce moment, mais elle ne l’a pas toujours été. Déjà, à neuf ans, il était très amoureux de sa voisine. A l’occasion, Richard Dixon sortait la tronçonneuse pour tailler la haie, et pendant quelques semaines, ils leur suffisaient de se mettre sur la pointe des pieds pour se voir. Lorsqu’ils discutaient, Sarah et lui passaient leur temps à se raconter des “secrets” et à se taquiner. Il se souvient encore d’après-midis entiers en sa compagnie, à courir d’un jardin à l’autre ; seulement, dès que les amis du petit garçon débarquaient, il fallait couper court à leurs jeux, car s’amuser avec une fille, c’était un peu la honte, à cet âge. C’est l’entrée en Junior High qui les a séparés. La pauvre petite se faisait harceler, les autres élèves lui reprochant ses rondeurs, et Jeremy n’a jamais osé lui offrir son amitié dans ce nouveau contexte. Un an après, Sarah et sa famille avaient déménagé.

Au lycée, il y avait bien cette fille qui lui plaisait un peu, mais elle voulait du sérieux, et il était trop jeune, trop volage. Alors il l’a blessée, et pas qu’une fois, sans que ce soit vraiment volontaire : il voulait juste s’amuser, vivre sa meilleure vie avec sa bande, sans se tirer une balle dans le pied avec le piège du couple.

En Californie, les choses étaient différentes. En d’autres termes, on en a vu passer, des jolies dames, dans la chambre de Mister Dixon. Jusqu’à la dernière, celle qui voulait plus et qui lui a permis de se projeter. Mais après deux années passées ensemble, il a préféré mettre un terme à la relation. “Dans le doute, fais demi-tour” : s’il doit se marier un jour, il faut qu’il soit sûr, qu’il n’y ait pas de questions à se poser.

family - hey girl, open the walls ★★☆☆
Jeremy a grandi sous les jupons de sa mère, qui cumulait un emploi de secrétaire, les tâches ménagères et l’éducation des enfants. Une mère souvent fatiguée, qui a quand même fait tout son possible pour offrir à son fils et à sa fille tout ce dont ils avaient besoin. Une mère américaine, qui était partie du principe que les années lycées seraient les plus signifiantes de sa vie, et pour qui une admission dans l’équipe de cheerleading ou une récompense pour le meilleur essai adressée à ses enfants était le succès par excellence, la preuve qu’elle avait atteint le rêve Américain. Les trophées et les diplômes, signes extérieurs de réussite, sont savamment exposés dans le séjour : la famille est approuvée par la société, et tout le monde est content.

Le patriarche, épuisé par le travail, et sûrement aussi par la difficulté qu’il rencontrait à garder sa maîtresse secrète, promenait son ombre de la salle à manger au lit, et du lit à la porte d’entrée. Jeremy la pipelette le suivait en lui posant des questions, en lui réclamant de lui expliquer comment fonctionnait la voiture, la machine à café, et comment on ouvrait un journal sans le bousiller, mais papa ne répondait qu’une fois sur deux. Aujourd’hui, le père Dixon est un peu plus bavard. La retraite lui sied et il se montre plus avenant maintenant que son fils est adulte ; mais ce dernier, inconsciemment, lui en veut pour ces années passées dans la zone d’indifférence.

Il y a deux types de grands frères : ceux qui veillent sur leur petite sœur, et ceux qui la malmènent. Malheureusement pour Jolene, son grand frère s’apparente plus au second type, mais elle l’a bien cherché. Parfois, entre deux crasses commise l’un envers l’autre, il leur arrive de surprendre leur amour fraternel, le temps d’une heure, parfois d’une journée. Et puis, ça recommence. Leurs caractères désaccordés, leur différence d’âge, tout a joué en leur défaveur, si bien qu’ils ne se sont jamais vraiment supportés. Et pourtant, au fond, ils savent bien qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre, si jamais quelque chose de grave arrive.

ii. mean streets of silver grove.
À Silver Grove, Jeremy fait clairement partie du décor. Le village fut le théâtre de toutes ses premières fois, et lui, un acteur qui ne fit jamais faux bon à sa scène. Même après plusieurs années passées en Californie, il savait bien qu’il ne se sentait pas vraiment chez lui dans son appartement d’étudiant, que même s’il appréciait son indépendance, il ne retrouverait pas tout à fait le même sentiment que dans la maison de son enfance. À vélo, puis dans sa toute première voiture, il empruntait toujours la même route pour se rendre au collège, puis au lycée, sous le regard de ses voisins. Quand la mère Dixon les croise au supermarché, mais aussi lorsqu’elle rencontre par hasard des professeurs ayant enseigné à ses enfants, elle récolte toujours des louanges : “c’est qu’il est devenu beau, c’est qu’il réussit dans la vie, votre fils ! Et ce qu’il est resté humble et aimable !”. C’est vrai que Jeremy a toujours été avenant et prêt à aider : selon lui, dans un village isolé comme Silver Grove, se soutenir mutuellement est indispensable. Les rues, les maisons, il les connaît par cœur et pourrait aller point d'un A point à un B les yeux fermés. Ce qu’il sait moins, c’est que la ville aussi, le connaît bien, sûrement plus qu'il ne voudrait.

iii. we're all mad here.
Halloween, 1973. Le petit rouquin découvre un paquet au pied de son lit. Ses parents lui avaient promis qu'il aurait une surprise s'il commençait bien l'année à l'école : on dirait qu'elle est arrivée. Il saute du lit, déchire l'emballage, les yeux exorbités, trépignant d'impatience et d'excitation. Sous le papier, il découvre un tissu semblable à du velours, qu'il caresse, intrigué. Puis il le déplie : une longue parure rouge se dévoile sous ses yeux. Sans attendre, il l'enfile, et s'équipe des accessoires qui étaient rassemblés en dessous. Des canines d'une blancheur atroce, des oreilles pointues en silicone. Il ressemble à une créature maléfique, mais il veut encore s'en approcher davantage. Jeremy court dans le salon, cherche dans les rangements la palette de maquillage d'animaux qu'on lui a offerte à son anniversaire, sous le regard de son père, assis devant la télé. Une demi-heure plus tard, le voilà blanc comme un linge, avec un sourire à se fendre les joues : il est devenu vampire.

Depuis cette année-là, Halloween était son heure de gloire, si bien que, même adolescent, il a continué à se donner du mal pour se trouver un déguisement à la hauteur. Quand il a réalisé, vers treize-quatorze ans, que ses amis se désintéressaient de la célébration des citrouilles, il a feint, lui aussi, d’être passé à autre chose. Sa pratique du déguisement devint alors secrète, et dans cette clandestinité, elle se précisa. Les costumes stockés dans son placard, il prit l’habitude de les sortir lorsqu’il se retrouvait seul à la maison ; ainsi, c’était Halloween au moins une fois par semaine. Cette régularité permit l’émergence de différents personnages, qui se peaufinèrent sous ses yeux. Il ne s’agissait jamais pour Jeremy de ressembler à quelqu’un d’autre, mais toujours d’incarner cette altérité, aussi lointaine soit-elle. Le costume, les accessoires, les gestes et la voix, c’était quand tout coïncidait, quand il y avait mis une attention divine et atteint la perfection que Jeremy pouvait se retirer et admirer sa métamorphose.

Attention : on ne parle là ni de schizophrénie, ni d’une prouesse de comédien. Jeremy n’est pas fou. Selon lui, il ne fait que se déguiser, il sait que les personnages dont il prend la forme sont de sa création et les maîtrise tout à fait. Pour cette même raison que les personnages proviennent de lui, il n’est pas non plus un grand acteur, car s’il les connaît sur le bout des doigts, il serait bien incapable de reproduire les paroles et les gestes d’un personnage extérieur, qui lui aurait été décrit. En somme, Jeremy, lorsqu’il est sous le costume, est toujours lui ; mais il se complaît à se rapprocher le plus possible d’une image très précise qu’il porte dans son esprit, d’alter-egos fictifs qu’il n’a d’ailleurs jamais nommés.

iv. something strange in the woods.
Il n’est pas fou, et il le sait. Des fous, il a quelquefois eu l’occasion d’en croiser, avec son boulot, et il ne se reconnait dans aucune pathologie. Mais si la démence ne l’a pas atteint, comment expliquer les événements des dernières semaines ? Cela fait plusieurs fois qu’il ne se reconnaît pas dans le miroir, et chaque fois, l'apparition persiste plus longtemps que la fois précédente. La première fois, c’était en se levant, un matin où il devait aller bosser. Son pas lui avait paru étrangement léger, alors qu’il s’était dirigé vers la salle de bain. Il avait ouvert le robinet, s’était penché pour s’asperger le visage d’eau, et en se relevant, était tombé nez à nez avec un reflet pour le moins inhabituel. Le temps d’une seconde, il avait reconnu sa muse. Physique imaginé de toutes pièces qu’il tentait de s’approprier lorsqu’il se travestissait. Sans doute le plus controversé de ses costumes, qui se matérialisait devant lui, à sept heures dix, dans le miroir au-dessus du lavabo. Elle est réapparue plusieurs fois après, le phénomène n’étant prévenu que d’un frisson. Un tressaillement qui le parcourt de la tête aux pieds et le laisse dans un corps de femme, des vêtements trois fois trop larges sur le dos. Ces métamorphoses incontrôlables au timing aléatoire commencent sérieusement à le troubler. Que fera-t-il, si la transformation finit par avoir lieu en public ? Risque-t-il un jour de rester bloqué sous cette apparence ? Toutes les recherches qu'il a pu faire n'ont rien donné : apparemment, il est le seul être sur Terre à se transformer en femme comme un prince se transforme en crapaud.

☽ page blanche
28 janvier 1992, jour de la pluie. Le téléphone sonne, Jeremy l'entend du salon. Sa maison n'est pas très grande, elle n'a d'ailleurs pas d'étage ; il a vite fait de rejoindre l'appareil et ses plaintes répétées. Une voix familière lui répond lorsqu'il décroche : Emma, sa chef, lui demande de venir plus tôt que prévu. Un agent de police a été retrouvé pendu, dans une ville voisine, et il faut qu'ils soient sur place pour le flash du midi. "Je me dépêche", il promet, puis avale son café presque d'une traite, dépose la tasse dans l'évier. Celle-ci vacille au-dessus d'une pile de vaisselle sale ; il faut vraiment qu'il se bouge et qu'il nettoie un de ces quatre, ou sa mère arrivera avant lui. Elle serait bien du genre à rentrer par effraction juste pour vérifier si son fils est bien installé. A moitié réveillé, mister Dixon file sous la douche. Il doit se dépêcher, mais ne résiste pas à la tentation de lézarder sous l'eau chaude quelques minutes. Serviette autour de la taille, il traverse ensuite le couloir jusqu'à sa chambre, se sèche du mieux qu'il peut et enfile des vêtements chauds : l'hiver est rude, dans la région. Un petit tour dans la salle de bain, il vérifie l'état de sa tête, peine à se voir à travers la buée. De toute façon, les maquilleuses l'arrangeront. Il a soudain l'impression d'entendre l'eau couler, mais réalise ensuite que cela vient de dehors. La pluie sur la vitre tapote, puis se met rapidement à cogner. De retour dans le salon, il cherche ses clefs, enfile ses chaussures, mais c'est maintenant comme une armée de zombies qui martèle les murs, les fenêtres et le toit de leurs poings. Il n'a jamais entendu d'averse aussi violente. Il passe outre : quand il faut y aller, faut y aller. Jeremy ouvre la porte d'entrée, sort sur le perron. Les gouttes tombent avec tellement de vigueur qu'elles rebondissent plusieurs fois sur le bitume avec ardeur avant de ruisseler. Médusé, il reste debout, bouche à demi ouverte, clefs à la main. Il est surpris par l'intensité du phénomène, mais pas seulement : une sensation étrange se saisit de lui. Il ressent un frisson qui le plonge davantage dans la stupéfaction. C'est la vue de sa sœur, qui remonte la rue avec grande difficulté, qui le fait sortir de sa léthargie. "Jolene !", il crie, mais elle n'entend pas. Cette bourrique ne regarde même pas en direction de chez lui, préfère affronter le torrent jusqu'à la maison parentale plutôt que de chercher l'aide de son grand frère. Agacé, il court sur la rue, lui prend le bras et la ramène à l'intérieur. Ces quelques secondes ont suffi pour qu'il se retrouve aussi trempé qu'en sortant de la douche. Sa sœur, elle, tremble comme jamais. "T'as vu que ton pare-brise est cassé ?", lui demande-t-elle tandis qu'il lui passe une serviette autour des épaules. Assis à côté d'elle sur le canapé, il fronce les sourcils et se redresse pour apercevoir sa voiture dans l'allée. La vitre est effectivement brisée, et pas qu'un peu. Pourrait-ce être la pluie ? Il râle, sort son téléphone pour appeler Emma. "Allô... Je suis bloqué à Silver, il drache comme c'est pas permis. J'ai jamais vu ça. [...] Oui, t'as qu'à le prendre lui à la place. [...] Je te tiens au courant". Sa sœur se sèche, l'écoute parler, le visage d'une neutralité époustouflante. Elle ne s'étonne jamais de rien, de toute façon. Lui, il a l'habitude, et lui suggère seulement : "Tu peux rester ici jusqu'à ce que la pluie se calme. ". Quelques minutes plus tard, il lui ramène un café, qu'elle ingurgite encore plus rapidement que lui. "Qu'est-ce que tu faisais dehors, de toute façon ?", il lui demande. "J'étais partie cueillir des champignons", elle répond. Jeremy tourne la tête vers sa sœur, elle qui arbore toujours la même expression blasée, et lui lance un traditionnel : "creep".

☽ cabinet de curiosités
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