the less i know, the better (mal)

Jackie détaillait les contours des dessins de la veille sur ses bras. Son beau-père lui avait demandé plusieurs fois d’arrêter de s’acharner à y faire des tests mais elle ne s’en passait plus. Il avait raison personne ne s’utilisait comme cobaye, Jackie ça l’amusait énormément. Parfois les rouleaux des vagues tracés en réplique sur sa peau avaient l’effet de la nicotine sur les clients les plus pressés, occupés à rouler le doigt sur leur briquet au lieu de sortir les dollars de l’intérieur de leur veste. Elle se tenait bien droit sur son tabouret à vis, avec le gilet conforme sur les épaules, bleu gendarme. Le regard appuyé de Jackie sur le motard suffisait, il s’excusait, comptait chaque face de blanc-bec sur les billets avec attention. Elle avait les traits marqués, facile pour elle de transmettre une intention et lui ne lançait pas d’oeillade à la caissière, car étrangement en dehors des étrangers personne ne s’attardait avec Jackie.

Personne, enfin presque. - Le son familier des rollers sur le carrelage envahit le crâne de Young, elle se mit distraitement à mettre de l’ordre dans la caisse, on entendit le ding de la machine et de loin elle aurait presque eu l’air abordable si en relevant les yeux sur Malcolm elle ne l’avait pas automatiquement jugé: « … » Pas de patins dans le magasin. Ce dans tous les sens du terme.

Le lit grince, les soupires s’emmêlent, la musique assourdissante étouffe les murs, les corps glissent l’un contre l’autre, les muscles s’échauffent, la voix de Kurt Cobain s’accorde au gémissement de la demoiselle et ton sourire creuse tes fossettes dans un contentement vicieux. Un noeud dans la capote, la ceinture qui tinte, le sac sur le dos, une jambe à l’intérieur et l’autre par dessus la fenêtre. « La prochaine fois que tu m’appelles, attends au moins que ton mec soit en vacance. Mais bon. C’est toujours un plaisir de faire affaire avec toi, ma belle. ». Clin d’oeil railleur, le ninja est déjà loin alors que la soeur de son pote se rhabille.

Écouteurs vissés aux oreilles, les patins à roulettes Barbie(tch) soigneusement customisés par tes soins aux pieds, ton corps se balance entre les passants des ruelles de Silver Grove, tu siffles le rythme des mélodies de Prince en accélérant le pas. Tu suis le mouvement du vent, de l’air, fluidité aérienne qui accompagne tes jambes, toujours plus vive et forte, les gens ne sont plus que des statues de cire qui bougent au ralenti. Et d’un coup, tu freines.

« BONJOUR JACQUELINE ! ». Bruyant, brouillon, chaotique, tu roules entre les rayons en piquant une sucette au milieu de l’étagère à confiserie, le plastique se froisse entre tes doigts et la sucette se cogne contre tes dents alors que tu t’approches de la caisse. « Tu mettras ça sur mon compte. ». Le regard de ton amie t’arrache un rire, alors que tu jettes une pièce arraché du fond de ta poche. « C’bon, j’déconne, fais pas cette tête, Jackie. ».

Mais son regard persiste, froid et impénétrable, aussi intense que le silence qui brûle sur ses lèvres charnues. Tu la dévisages, ton rire moqueur tombe dans l’angoisse, névrose terrorisé par le mutisme de la tatoueuse. « … J’ai fait quoi ? C’est qu’une sucette, hein ! Chill. »

A quel point était-elle observatrice? Elle connaissait bien Mal, il vivait dans un bazar organisé, même ses phrases étaient entassées dans un coin en essayant de sortir de sa bouche plus ou moins froissée. Jackie le regardait mettre le bonbon dans un coin de sa bouche pour continuer de parler, encore agressée par son « Jacqueline » monumental. Jackie tirait sur la main de Mal, lui confisquait le plastique rouge de la friandise préférée de tous les beaux parleurs. Elle écrabouillait le papier du fabriquant, le jetant dans sa corbeille individuelle avant de revenir à Malcolm Grayson.
Si les Fire Fighters étaient une extension des frangins et frangines Grayson, c’est bien parce qu’ils ne savaient pas le tenir en place non plus - il arrivait à se traîner d’une façon ou d’une autre dans les pires embrouilles, et par là il fallait comprendre: des embrouilles sentimentales. - Bref Grayson était né pour semer le petit chaos dans la populace névrosée de Silver Grove et Jackie le regarda de haut en bas quitte à se lever un peu de son siège.

Elle tenta de se taire d’abord, il venait ponctuellement pour s’accouder près d’elle et apostropher de vieilles clientes hebdomadaire et repartait aussitôt mais les traits amusés de son acolyte n’y faisaient rien et très bas mais sur un ton qui voulait tout dire, Jackie embarqua Mal sur le tapis de caisse des garçons coupables - l’interrogatoire: « T’as un peu de rouge à lèvres là. » Jackie se mit à gratter très sérieusement le coin de sa bouche à elle pour le guider, le dollar jeté par Malcom tournait encore sur la surface métallique.

Le bonbon passe d’une joue à l’autre, la bosse change de côté et le claquement du sucre contre les molaires devient un nouveau jeu. Ça colore ta langue, ça te fait saliver, la cerise colle à ton palais comme la langue de cette Jane à la tienne. Et vraisemblablement, elle a pas laissé que sa virginité au coin de tes lèvres. T’hausses un sourcil, le pouce qui s’frotte contre la trace pour l’effacer, tu t’mets à ricaner. « Ah, ouais. J’avais complètement zappé qu’elle portait du rouge à lèvres, tiens. En même temps, c’est quoi cette idée, le maquillage avant de baiser ? J’veux dire, tu sais qu’on va faire du sale mais tu t’arranges un max comme ça. Ahlala ... ».

Ta silhouette roule autour du comptoir avant que ton cul s’pose dessus. La sucette continue de claquer contre les molaires. Droite. Gauche. Droite. Gauche. Droite. Gauche. Jackie, elle continue de te fixer, comme si elle attendait que t’en dises plus. Et au lieu de te sentir coupable, observé ou interrogé, tu causes. « J’aime bien les meufs qui se maquillent pour un premier date, tu voies ? C’est mignon, ça prouve qu’elles veulent nous impressionner un minimum et tout. Mais pour la baise, à quoi ça sert ? J’veux dire, on est un peu trop occupé à ken plutôt qu’à voir si elle a bien mis son eye-liner, tu voies l’genre ? Puis bon, dans ce genre de moment, j’sais pas, le make-up, c’est plus gênant qu’autre chose. A la fin, la meuf a la gueule complètement ravagée comme si un gosse de cinq ans lui avait repeint la gueule alors autant rester démaquillée pendant qu’elle me suce, merde. ».

Les roulettes à tes pieds qui se cognent, les bras croisés contre ton torse, t’as l’air complètement impliqué dans l'affirmation de cette féminité du siècle. Puis tu regardes Jackie, et le bonbon finit par se briser sous le coup violent de tes dents. T’as jamais la patience d’attendre que la sucette fonde, après tout. Pendant que tu mastiques, ta tête se remplit de cette cacophonie destructrice qui s’élève entre tes tympans. « Genre, toi, par exemple, quand tu suces un gars, tu mets du rouge-à-lèvres ? Je suis sûre que non. Tu vaux mieux que ça, Jackie ! ». Mal, redescend un peu, t’es partie trop loin.

A cette heure la plupart des clients étaient des gamins addicts au glucose, ils faisaient courir leurs mains sur les étagères en espérant faire rapidement un choix mais au final ils hésitaient entre deux, trois saveurs et leur âge faisait qu’ils se limitaient à raison de deux dollars dans la poche à une barre plus épaisse que les autres. Mal? Oh Mal c’était tout le contraire… Il ne se gênait pas pour déborder, il voulait que le spectacle dure jusqu’à lasser l’audience, il aurait fait le tour du magasin, rempli le caddie pour au final repartir les mains vides.

Aujourd’hui il était dans une autre humeur, Jackie remarquait, il avait déjà quelque chose dans la bouche, le sucre fondait dangereusement. Les vagues sur les bras de la tatoueuse semblaient s’échapper d’une tempête et pareillement ses ovales sombres suivirent Malcolm dans sa tirade inoubliable tant il malmenait la jeune Young. Elle n’avait pas besoin de devenir une personne exhaustive dans ses propos pour qu’il sache que Jackie n’en était pas à la moitié de ses expériences dans la liste des indécences de leur génération.

Calmement alors que sa question prenait son point final, Jackie se mit à compter les dollars dans les petits compartiments en tentant de ne pas confondre les cinq et les dix. « Tu comptes parler à Freckles de ce que tu fais avec sa soeur? »

La sentence tombait, on entendait presque pas dans les hauts-parleurs Texas et son célèbre I don’t want a lover, Jackie haussait un sourcil, elle avait perdu le fil.

Tu avais tendance à prétendre que l’amitié que tu entretenais avec Jackie était une espèce de coexistence complémentaire. Tu comblais ses silences par des tirades, elle tempérait tes actions loufoques par des regards indifférents. T’étais le feu explosif qui dégringolait dans l’air, mélange chaotique de couleurs chimiques, bruit assourdissant de détonation, lumière aveuglante qui déchire l’obscurité, curiosité qui maintenait le regard d’autrui en constant mouvement. Et on pourrait presque croire que le spectacle ne connaître jamais sa fin. A l’inverse, Jackie était cette étoile discrète qui se fondait entre les nuages sombres des grandes villes. Pas toujours remarquée mais toujours remarquable, existence prise pour acquise mais toujours apprécié à sa juste valeur quand on se donnait la peine d’y jeter un oeil.

Puis l’éclair brise le mutisme de la comète, parcourt ton corps dans une décharge nerveuse et tu peux pas t’empêcher d’en rire. « Jackie, Jackie,Jackie. La soeur de Freckles a un copain, tu te souviens ? Un copain qui n’est pas moi. Un copain qui briserait la nuque de Freckles s’il apprenait que Jane a tendance à pleurer sur l’épaule d’autres garçons. Enfin, tout ça est très hypothétique, évidemment. Je suis peut être un amateur de demoiselles, tu sais bien que je ne traîne jamais dans les histoires chiantes à gérer, évidemment. C’est pas mon genre. ». C’est étrange mais parfois, même toi t’arrives à croire à toute la merde qui sort de ta bouche. Le fait est que tu avais tout de même raison sur un point : Le copain de Jane te tuerait s’il savait que tu te tapes sa copin. Et il tuerait aussi Freckles, pour complicité. Complicité totalement involontaire mais essayez de raisonner un ex-quaterback de 2m10, c’est peine perdue.

« Pourquoi t’as cette idée en tête, d’ailleurs ? Parce que je parle tout le temps de baiser sa soeur ? Tu sais bien que c’est une vanne ! Je le ferais pas. Je l’ai jamais fait. Je le ferais jamais. Puis, en ce moment, je préfère les blondes. ». La regarde pas, Mal. Elle risque de lire dans tes pensées avec ses petits yeux perçants de rongeur malin. « Puis, si je devais me taper la soeur de quelqu’un, ce serait probablement celle de Lucky. Elle est bonne. ». Tu t’enfonces, Mal, stop.

Les roulettes du déambulateur couinent sur le carrelage, la peau froissée de la vieille McCallister est tendue alors que le sac rempli d’articles se bouge dans le vide, système ingénieux, elle est essoufflée, casse les restes de fantasmes décomplexés de Grayson. D’abord Jackie lui lance un regard équivoque avant de poser ses yeux couleur terre sur la dame épuisée, elle l’observe qui pose les articles un à un. Ce qui l’amuse davantage c’est de voir le tapis rouler très doucement pour lui délivrer les paquets de crackers et de gouda.

Jackie est aussi prise d’une forte honte, les remarques entassées de Mal lui ont rempli la tête, elle a tout sauf envie de parler et le silence s’est installé depuis, peu importe combien la grand-mère semble peiner à sortir les objets de son caddie. Un moment Jackie remue de derrière la caisse, elle se serait presque élancée pour assister sa cliente mais l’éternelle introvertie se dégonfle vite. Il y a quelque chose d’amusant dans la scène et le trouble de Jackie ne fait que renforcer cette impression. Les bip du lecteur de codes barres sont une douce chanson pour Mal et les cliquetis de sa sucette en miettes. « Ça fera trente-quatre dollars. »

Jusqu’à ce que McCallister passe avec son porte-monnaie et remplisse son cabat/ déambulateur, Jackie se retient de tout commentaire à l’égard de Malcolm, histoire d’enterrer la conversation précédente. Dans le cercueil elle pouvait déjà imaginer Freckles, la petite soeur en pleurs qui déposerait des roses noires et les sanglots exagérés du copain de la gamine en question. Jackie semblait marmonner dans sa barbe, les deux se regardèrent après cinq bonnes minutes de supplice. Jackie tapait du doigt près de son écran rectangulaire qui disait: Merci, à bientôt! en minuscules caractères. « Donc tu es en train de me dire que vous jouiez aux dominos? » Les coudes de la tatoueuse se posaient dans l’espace entre lui et elle, Jackie poursuivait: « Tu pourrais je ne sais pas, faire une partie avec Madame McCallister dans ce cas, elle n’a plus de frère qui risquerait de se faire éclater la tronche par ta faute elle au moins. »

Quand t’y penses, dans cette histoire, c’est toi la victime. T’étais qu’un ado’ comme les autres la première fois que Jane a caressé ta cuisse sous la table, en plein dîner chez la famille de Freckles. C’était une soirée plutôt calme, vous aviez gloussé toute l’après-midi en parlant des fesses de Barbara G, la rouquine pulpeuse un peu farouche. T’avais capté les petits regards que te lançait Jane quand elle passait dans le couloir, mais t’étais naïf, tu te disais que c’était ton imagination qui te jouait des tours. Puis la caresse t’a fait avalé de travers ta pomme de terre sautée, et elle t’a coincé dans la salle de bain alors que Freckles lavait la vaisselle. Elle n’arrêtait pas de te dire que son copain était con, qu’il pensait qu’au sport, qu’elle avait besoin d’un mec comme toi. Puis, dès qu’il daignait s’occuper d’elle, t’existais plus. Et paf, solitude amoureuse, elle tirait sur ta laisse et toi, tu accourais comme un chiot, la langue pendante et le corps en feu. Vous étiez conscient que ce ne serait jamais sérieux. Elle voulait une consolation, tu voulais une distraction, ça n’allait pas plus loin que ça.

La petite vieille fait craquer ses articulations alors que les produits vibrent sur le tapis roulant. Dans toute ta bonté d’âme, tu commences à faire la conversation, sans te soucier des problèmes auditifs de Madame McCallister. « Miss Mc-Délice-ster ! Comment allez-vous, ce matin ? Pas trop dur, les rhumatismes ? Vous en faites pas, vous êtes encore toute belle pour vos 55 ans, j’vous assure ! Attendez, ma p’tite dame, j’vais vous emballer tout ça. ». Un clignement de cils et Mal avait déjà le sachet de courses gonflé, les produits positionnés en Tétris dans le sac en papier. « Bonne journée, grande folle, m’oubliez pas sur le testament. ». Pas sûre que la vieille ait compris, vu le sourire effacé qu’elle te lance.

Tu reprends ta place tranquillement alors que Jackie relance le sujet de Jane. Cette fois, ton rire se fait un peu plus nerveux. C’était difficile de lui tenir tête. Alors tu jouais les idiots. Ça marchait, parfois. « De quoi tu parles, là ? ». Ta main s’appuie se pose à côté du coude de Jackie, tu te penches légèrement vers elle. « Oh, tu sais, je jouerais avant grand plaisir avec Madame Callister. Dommage pour elle, je suis du genre mauvais perdant et accroc aux jeux. ». Ton sourire suffisant ne cesse de s’élargir. Faire parler Jackie, c’était toujours jouissif.

En installant les papiers de reçu dans la machine, Jackie se rappela une information essentielle: Son très cher ami d’enfance était un embobineur professionnel, s’il ne courait pas déjà en ville sous les jupes des filles et dans les frocs des garçons, il serait possible d’en douter mais ce n’était pas le cas. Les gestes mécaniques de Jackie pour éviter les conversations se poursuivaient au fond de sa poche, elle tripotait le feutre épais coincé entre deux morceaux de tissu. Dès qu’il s’agissait d’être sérieux plus de deux minutes, Malcolm se ravisait.

A une époque elle l’aurait laissé tourner autour de la balançoire du parc où les gars traînaient les yeux peinant à suivre mais aujourd’hui il était de plus en plus dans la pente descendante. Les distractions se multipliaient et les rumeurs aussi mais la fraise rouge dans le cou du livreur suffisait à à lui retirer jusque l’avocat du diable. « Demande à Freckles si ça l’fait rire ton histoire. Ensuite on en reparle. »

Les yeux de Jackie se plantèrent dans ceux de Mal qui avaient tendance à virevolter dans leur propre danse folle autant que sur ses rollers. La caissière ne lâchait pas, les secondes prolongeaient l’absence d’aveux, Jackie le saisissait à la mâchoire et dégainant son marqueur, elle plantait la mine pleine dans la joue du batifoleur, traçant un très beau pénis en deux dimensions sur le bas de sa joue.

Le ton réprobateur de Jackie te fait déglutir. Tu sais qu’elle sait, elle sait que tu sais qu’elle sait, pourtant tu aimes tourner constamment autour du pot, tu aimes faire traîner le sujet et éviter les mots dérangeant tel que “relation”, “infidélité”, “trahison” et tant d’autres. Ta mâchoire se crispe légèrement mais tu continues de sourire, soutenant le regard de la muette. « On sait tous les deux que Freckles a aucun humour, de toutes façons. »

Hors de question de dévoiler le secret. Il y avait déjà assez de personnes au courant, soit Jane et toi. Puis, c’est pas comme si c’était si fréquent, juste une fois, de temps en temps, moins d’une fois par mois, deux quand le grand benêt partait en randonné plus d’une semaine. Tu ne pouvais tout simplement pas dire non à la fille qui t’avait pris ta virginité. Ça devait être ton côté romantique.

« Pourquoi t’insistes ? Tu veux m’avouer quelque chose ? Me demander quelque chose ? Bon, ok. Je veux bien coucher avec toi. Mais juste une fois, pour te faire plaisir ! Non parce que, t’es un peu comme ma soeur, ça risque d’être un peu biz- ». Le liquide odorant noircit ta joue, tatouage de fortune, symbolique du membre de ton corps le plus actif après tes jambes. Tu laisses échapper un rire soupiré, la langu au coin des lèvres. « Ok, je l’ai mérité, celle-là. »

Ta silhouette se glisse à l’arrière de la caisse-enregistreuse, ferraille qui dessine maladroitement ton reflet, tu passes ton pouce humidifié de salive sur ta joue, frottant rapidement dans l’espoir de retrouver ta mâchoire dégagée. Tu répètes l’opération en boucle avant de finalement reprendre la conversation. « Tu sais, si c’était du sérieux, si on était amoureux, elle et moi, si c’était pas juste une fois, de temps en temps, je lui aurais dit, à Freckles. ». Coup d’oeil sur le commerce vide, tu te redresses pour capter le regard de Jackie. « C’est elle qui insiste. Et moi, je peux pas dire non. Et j’ai pas envie que Freckles découvre que sa soeur est une nympho’ manipulatrice. C’est pas à moi de lui dire. Si je le fais, ça rend les choses ‘réelles’ et ça m’fait trop flipper. ». La marque a presque disparu. Tu pousses un simple soupire. Trop sérieux d’un coup, ça te donnerait presque des boutons. « Puis baiser, c’est cool. Tu devrais essayer. »

Chez les Fire Fighters il existait un accord silencieux: On s’acceptait comme on était, bizarre, tordu, louche, boutonneux, timide ou grincheux, bleu, vert ou chocolat, avec deux doigts de pieds en moins ou trois pustules inexpliquées. Pour Jackie surtout, si l’on pouvait on ne posait pas de questions. Mais c’était une observatrice Jackie, avec parfois, si elle pouvait des lunettes de soleil à abaisser sur son nez histoire de mater le quartier. Une fois de trop elle était tombée sur la conquête préférée de Mal avec son frère, les bras en croix qui résonnait assez fort pour comprendre qu’il ne lui demandait pas comment avait été sa journée. La plupart des habitants de Silver Grove aimaient se noyer de quotidien.

Mal lui mettait des épices dans la piscine municipale histoire que ça pique les yeux et il remuait. Alors, Jackie voulait volontiers respecter le pacte, elle pouvait retirer toutes les épines du pied que les garçons tolèrent jusqu’à ce que la pointe ressorte naturellement, mais parfois cette saleté restait coincée sous la peau et se mettait en torture discrète à faire grimacer celui qui s’était mis dans de sales draps. Pour Jackie surtout c’était important de faire la lessive, parce qu’à la fin celui qui se faisait peser le coeur sur la balance mortuaire ce n’était pas le voyeur, c’était l’autre, qui jouait à l’aveugle. A leurs âges viser juste s’avérait compliqué.

Pour régler le problème de poids elle devait transgresser ses propres accords, ceux passés avec la Jackie plus jeune, tétanisée devant les conversations en solitaire de Maman. Parler, vraiment parler… Mais l’articulation est difficile… C’est un parcours du combattant.
- On a le choix, toi tu joues… au gamin. Les paupières de Jackie Young s’abaissent dans le reflet de la caisse. Et ça va te pincer les doigts fort comme un piège à souris… Elle joue avec la pièce laissée sur le rebord. Tout ce que je dis c’est que tu caches un truc à Freckles, et Freckles c’est… il va pas bien le prendre.

Un silence, elle est là pour lancer les regards longs, pas pour éduquer, elle-même trop jeune. C’est fait j’ai juste décidé de pas souscrire au mauvais abonnement. Elle soupire, elle se détourne vaguement pour détailler la face du dollar.

Tout n’était que chaos et impulsions désordonnées. Tes membres avaient leur propre conscience, tout autour de toi agissait, le monde était en constant mouvement et cette danse satanique n’était que le fruit d’une atmosphère instable que tu entretenais naturellement. Un pas après l’autre, ils se confondaient avec d’autres pas, et les semelles n’avaient plus d’origine mais seulement des destinations incertaines. Les traces de chaussures sur l’historique de la vie s'entassent, encore, encore et encore, jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer nettement. Un véritable Bordel.

Tes mains curieuses fouillent le comptoir, les barres de chocolat font scintiller leurs emballages, les porte-clefs se bousculent, ça tinte, ça perturbe ton attention, les briquets restent de marbre devant tes caresses et finalement, les pages des magazines poussiéreux s’envolent entre tes doigts. « Je m’en sors bien pour le moment, y’a pas de raisons pour que ça parte en couille. Sauf si tu lui dis. Et là, je vais être obligé de te tuer pour pas que tu me balances. Je. Plaisante. A tous les coups, tu viendras me hanter la nuit et croiser les triplés qui vont aux chiottes ensemble, c’est déjà assez flippant comme ça. Urgh. Faut vraiment faire venir un exorciste pour ces morveux. ». Jambes croisées, dos droit, l’article sur les demi-queues de cheval est quand même vachement sympa. « Puis, comme tu le dis si bien, Freckles risque de pas bien le prendre. Raison de plus pour pas lui dire. Ohlalala, en parlant de gossip, ça a pas l’air d’aller entre le Prince Charles et la Lady Di’. Toi aussi, tu la sens venir, la séparation ? Faut dire qu’elle est bien trop sexy pour lui. ». T’as pas le temps de te prendre la tête alors tu changes simplement de sujet.

Mais la révélation de Jackie t’arrache un petit cri de surprise, un battement de cil et tu es là, les coudes sur le comptoir, un pied au sol et une jambe pin-up, avec tes yeux de biches avides de ragots. « Oh, Jacqueline Honey, c’est parce que t’as pas encore testé de la qualité. Tiens, Lucky, par exemple. Je suis sûre que c’est un super bon coup. Tu croies pas ? ». Cette fois, t’as décidé de prendre la piste rouge, Mal. Gares à tes fesses.

Parfois, ils avaient beau tirer sur le levier il semblait que tout poussait le gang droit dans le fossé. Elle ignore quand ça s'est établi véritablement, parce qu'elle ne peut déjà pas vraiment dire quand ils ont décidé de squatter les quatre même fauteuils pour toute une vie. Si un incendie venait à se déclarer, elle, se devait de souffler dans la corne, d'indiquer dans quelle direction partait la fumée.
Sauf que la lave, aussi chaude qu'elle était restait calme et seulement quelques bulles de gaz parvenaient à remonter à la surface. Malcolm Grayson c'était celui capable de prendre un cure-dent et de les faire exploser une à une, il pouvait bien marcher au dessus du précipice sur une planche, ça ne changerait rien à son caractère de cochon.

Jackie voyait les flammes monter dans sa tête, elle se sentait de le marquer à vie à coups de brûlure pour qu'il se souvienne, à chaque risque de jouer la carte prudence. Son genre, malheureusement, c'était davantage de passer la quatrième vitesse en évitant de s'attarder dans le bazar. A la fin, si ça finissait en cendres, Mal, lui serait toujours en vie.

A la mention de Lucky, Jackie revoyait la main de la chance jouer sur le torse du vendeur de trois pièces, un doigt d'honneur levé dans la foulée vers Mal. La tatoueuse s'installa de nouveau sur son tabouret ciré, faisant un tour sur elle-même et plongeant les yeux dans ceux de Grayson, elle soufflait: "Rentre à la maison t'occuper de tes doubles maléfiques."

Tu pourrais survivre à l’apocalypse avec un casque sur les oreilles et une paire de patins-à-roulettes aux pieds. Tu slalomerais entre les cratères d’acide en te dandinant comme un coq-en-pâte. Les épaules qui se secouent en rythme, la tête qui bouge, indépendante, le corps qui suit dans des mouvements fluides, et la musique qui guide chacun de tes pas. Le souffle des explosions qui ne fait qu’accompagner ta démarche, une caresse chaude plus agréable qu’autre chose. Le chaos et toi, au milieu de tout ça. Maître de la fin du monde.

Tes yeux de fouine s’aventurent dans le blanc de ceux de Jackie. Cette fille était un mystère, une énigme insoluble, le genre d’équation qu’on préférait admirer sans jamais vraiment avoir le courage de la résoudre. Toi, tu n’aimais pas les math, alors la question ne se posait même pas. Elle change de sujet, tu te dis simplement que l’idée d’être avec le plus jeune membre de la bande ne devait pas vraiment lui plaire. Après tout, vous étiez une sacrée bande de petits cons. « Ouais, change de sujet. T’façon, j’te vois pas coucher avec un gars du gang. Ou un gars tout court. ». Haussement d’épaules, c’est pas aujourd’hui que tu mèneras l’enquête sur la vie amoureuse de Jacqueline Young.

Roulement d’yeux à l’évocation des triplés. « Alors, déjà, ils sont trois, pas deux. Et faut voir comment ils sont bizarres parfois, hein, c’est pas des conneries. Je te dis, ma mère a dû être victime d’une malédiction pendant sa grossesse, elle a mit au monde les triplés de Satan. T’sais, le genre de délire à la Shining, ils vont aux chiottes en se tenant la main et tout, AU SECOURS. ». L’image de tes frères et soeurs t’arrache un râle étouffé, la gorge tranchée par ton dégoût. Un coup d’oeil à ta montre, les roulettes chauffent déjà. « Mais, t’as raison, j’dois pas tarder. Je sais que tu ne peux pas vivre sans ma douce et agréable compagnie mais je te laisse, ma chère Jacqueline. Oh, et je prend ça pour la route, mets ça sur mon ardoise. ». Le crissement des rollers a à peine eut le temps de résonner que la sucette était déjà dans ta bouche. « A plus, la pucelle. ». La clochette de la porte tinte, ta silhouette a déjà rejoint l’horizon.