I'm gonna leave my bones (Olivia)

@Olivia Holland ft. Flavia di Renzo

S'approprier un corps est une affaire complexe. Doucement, Flavia en découvre les rouages au fil des nuits, et le pantin désarticulé perd peu à peu ses airs de marionnette. Par le corps, elle tente de se réapproprier l'esprit ; des sons bruts dans l'air nocturne de Silver Grove, jusqu'aux mots aux contours définis. Le débit reste lent, certains gestes saccadés, Flavia doit faire un effort pour garder son regard ancré sur un point défini ; mais désormais Flavia est capable de sortir -sortir, physiquement, de sa tanière du jour, et sortir, enfin, embrasser le monde.

Dino lui a laissé une nouvelle robe et des chaussures ouvertes. Elle soupçonne ses attentions de tenir, plus que de son affection pour elle, de ses goûts d'esthète -comme s'il était indigne d'un Di Renzo de se fagoter comme la classe moyenne de Silver Grove. C'est compréhensible, après tout : ils ne se côtoient vraiment que depuis peu, elle et lui.
Sans réfléchir, Flavia s'habille dans la sélection de cette nuit ; fébrile, l'impatience lui fait s'y reprendre à deux fois pour passer ses pieds dans les sandales. Conscient de ses difficultés de débutante, il ne lui a pas fait l'affront de lui donner des talons.

La première fois, c'était une coïncidence -ou plutôt la conjonction de deux lignes interminables, tracées depuis les confins de leurs oppositions jusqu'à leur point de rencontre.
Aujourd'hui, c'est un rendez-vous. Flavia se dépêche. Sans avoir conscience du temps -le concept des heures lui est inconnu, encore-, elle se fie à la clarté de la lune, concentrant l'effort dans ses deux jambes, des hanches jusqu'aux orteils, ce bien qu'elle ne sente encore pas tout à fait le petit dernier.
Rien ne garantit qu'elle s'y trouvera ; rien ne garantit qu'elle trouvera également assez de mots pour continuer leur conversation de l'autre soir. Pourtant, le simple fait d'y croire baigne le cœur de Flavia de rayons lunaires.

Ses dents se dévoilent, à l'ombre des arbres où elle attend, patiemment, que les lumières s'éteignent. Flavia guette, jusqu'à l'extinction du dernier feu -un claquement de porte la fait sortir de sa cachette. « Bonsoir », fait-elle, encore enrouée, à la silhouette qui se découpe, élégante, sur la bibliothèque désormais endormie. « Je suis désolée. » Sa langue pâteuse a besoin d'une seconde pour, à nouveau, dessiner le contour de ses mots. « Je ne veux pas vous faire peur. » Une autre. « Ni vous déranger. »

Et, le marathon des sons achevé, elle esquisse un sourire, trouvant ses yeux des siens, pour de bon.

Les secondes meurent dans le cadran poussiéreux de l’horloge murale. Tic. Tac. Tic. Tac. Les dernières âmes curieuses quittent le royaume, la Reine se cristallise sur son trône à force de rester immobile. Ses ongles grattent le bois du bureau, un millième de centimètre sur la droite, ses yeux en amande fixe un point imaginaire entre la mine du crayon et la lame du ciseau. Et elle se dessine. La cascade solaire qui encadre son visage, mèches dorées, ondulées, mèches légères qui flottent au rythme de sa respiration. La mâchoire qui ressort, douce et marquée, dans laquelle se creuse une fossette discrète dès l’apparition d’un demi-sourire. Deux billes forgées dans l’azur soutenues par de pétales de peau tombantes, recouvertes de cils fins. La courbe de son nez en fleur, qui surplombe à peine ses lèvres mûres. Pulpes rosées, Olivia, elle se surprend à les rêver dans tous les angles, de tous les côtés et même parfois collées aux siennes.

L’horloge sonne minuit, son coeur s’affole, un sursaut saisit son buste sous la surprise. Olivia, elle se demande à quoi elle peut penser. La culpabilité qu’elle ne ressent ne vient pas des images précises de cette ombre féminine mais probablement du morceau d’or qui entoure son doigt. S’acoquiner d’une femme, quelle drôle d’idée. Olivia, elle avait déjà vécu cette lubie, elle préférait rabâcher le peu de mauvais souvenirs que de s’extasier sur l’abondance des bons. Le passé, c’est le passé, aujourd’hui, ça se jouait maintenant.

Une ultime vérification, un dernier tour dans les allées, les talons qui claquent sur le plancher, Olivia pose gracieusement son châle autour de ses épaules droites avant de réunir toutes ses affaires. Les journées étouffantes entraînaient des soirées fraîches, il pourrait presque pleuvoir tellement l’atmosphère débordait de chaleur. Et les lumières s’éteignent sous le mécanisme de l’interrupteur.

La porte se referme lourdement, les clefs tintent dans son sac et l’âme perdue provoque un nouveau sursaut. « D-Dieu du Ciel ! Je vous présente mes excuses, je ne vous avais pas aperçu dans la pénombre. ». Un raclement saisit la gorge d’Olivia qui se resserre devant les cendres de l’espoir qu’elle entretenait sciemment. La voilà. La jeune femme des autres soirs. Esthète mystérieuse qui occupait ses esprits les soirs de pleine lune. « Non, ma chère, vous ne me dérangez pas. Je-Hum. ». Un coup d’oeil nerveux à sa montre, elle capture de nouveau son regard savoureux. « Si vous n’êtes pas pressée, nous pouvons peut être, hum, dinner ? Je vous avouerai que je n’ai pas eu le temps de souper et Heavenly devrait être encore ouvert, à cette heure-ci. ». Le coeur d’Olivia perd l’équilibre, elle sent son souffle se restreindre. « A moins que vous n’ayez déjà dinner.. ? ».

@Olivia Holland ft. Flavia di Renzo

Chaque nuit, Flavia se regarde pour s'apprivoiser dans le miroir. Elle se tient là, plantée dans la réalité, corps d'argile filiforme, deux bras deux jambes une tête ; un premier jet grossièrement pétri, une masse de cheveux posée sur le crâne, des lèvres ourlées en deux pointes, un nez bosselé portant la trace des doigts du créateur, deux billes bleues incrustées dans le creux de son visage. Alors elle presse ses doigts sur sa peau, malaxe ses joues, déforme ses traits comme pour mieux achever de se modeler et faire adhérer littéralement l'enveloppe à la conscience. Physiquement, il est irréfutable qu'elle existe ; mentalement, Flavia fraîchement née est encore aveugle à la sensation de vivre, paupières closes dans la nuit.

C'est la lueur, dans ses yeux. Flavia a longuement observé ses propres pupilles, penchée sur le lavabo de la salle de bain ; de ses gros doigts patauds , le golem a cherché, fouillé, pénétré le regard opposé jusqu'à ce que les images se superposent sur sa rétine. Il n'y a trouvé qu'un noir sans fond ; vitrine éteinte, opaque, un noir vide où n'existe rien encore. L'étincelle de vie manquante, Flavia la trouve maintenant dans la lueur surprise, brillant, discrète, depuis le fond du regard d'Olivia. C'est elle, qui souffle nerveusement sur ses gestes, c'est elle qui rend son visage si expressif alors que ses traits ne commandent pas une expression particulière -au contraire, ce sont eux qui semblent l'inflexion du souffle, dévoués à la retranscription concrète de cette cacophonie de l'existence intérieure.

Flavia, à côté d'elle, a des airs de statue stoïque, comme une marionnette laissée à prendre la poussière sur son étagère. Abandonnée par son créateur, elle n'a pas encore totalement accroché la vie sur ses membres gauches -la glaise, maladroitement travaillée, respire face les inspirations de la bibliothécaire, subjuguée par ce qu'elle y trouve. « Dîner ? » Elle redresse légèrement la tête ; cette dernière commençait à choir légèrement sur le côté sous son propre poids. Flavia détaille l'étincelle d'Olivia, comme si elle pouvait y trouver l'explication physique de ce concept inconnu. Chaque soir, elle s'éveille avec l'estomac de son frère et les empreintes de vie qu'il y laisse, ne remarque, noyée dans l'émerveillement du monde qui s'offre à ses sens, les grondements primaires qui s'y déploient, peu avant l'aube. « Oui », répond-elle. Légèrement en décalage, son visage s'ouvre, ses cils papillonnent : Flavia sourit. Chaque expérience est un cadeau unique, qu'elle s'empresse de s'arroger sitôt que l'occasion se présente.

Pendant longtemps, ceux et celles qui connaissaient Olivia Holland -y compris elle-même- étaient persuadés qu’elle n’avait pas de coeur. La légende voulait que la jeune femme ne soit en réalité qu’une construction farfelue de glace et de sang, dame de fer au visage lisse, les sentiments jusqu’à ce jour jamais exprimés, pas même imaginés par les bouffons du village. On l’admirait pour sa beauté, pour sa perfection mais la distance entre le peuple et elle était telle qu’aucun mortel n’était assez courageux pour poursuivre la vérité.

La vérité, c’est qu’Olivia avait bien un coeur. Un organe fonctionnel qui ne présentait aucune défaillance, si ce n’est de s’emballer quand un semblant de sourire décore le visage de Flavia. Une sorte d’éclosion discrète qui émerge au coin de ses lèvres, une lumière qui éclaire sa face terne, c’est l’éclair qui rompt le ciel sombre. Et Olivia, elle le sent bien, contre sa cage de métal, la pompe vitale qui s’affole et son sourire, habituellement impeccable, ne ressemble plus qu’à une ligne difforme qui creuse ses joues teintées de rose.

« Oui ? Oui, d’accord. Eh bien, allons-y, dans ce cas. ». Ca ne lui ressemblait pas, à Olivia, toutes ces futilités de langage. Friture sur la ligne, bug dans le système, mauvais hasard, Olivia, elle ne connaissait pas, tout ça. Son système était réglé comme du papier à musique et ses années chaotiques s’étaient perdues dans son coffre secret laissé à l’abandon. Elle se mord discrètement l’intérieur de la joue, se maudit d’avoir eut l’air stupide l’espace d’un instant, repasse en boucle sa maladresse oratoire sans que rien ne perturbe la courbe harmonieuse de ses pommettes. D’ordinaire, elle se contentait d’une confirmation, pas de place pour les banalités, ses talons auraient déjà mordu la pierre du trottoir, la direction toute tracée. Des mots en trop, des silences assourdissants, tonalité en suspent, l’hésitation ne la sciait guère. Est-ce cette délicate anomalie aux yeux de biche qui perturbe la matrice ?

Leurs pas s’accordent bizarrement dans une danse décalée, une distance de sécurité entre les silhouettes, Olivia aimerait tanguer de son côté mais sa structure ne permet aucune erreur de construction. Pourtant, ses yeux furtifs s’égarent en pointillé, d’abord sur sa nuque, puis sur ses mains, un instant sur cette robe, même sur ses lèvres scellées. Mais la contemplation est de courte durée, la main d’Olivia pousse faiblement la porte du Dinner. Les allées sont désertes. La serveuse mâche sa pâte-à-mâcher, l’air désinvolte. Le père de famille au costume froissé, le nez rouge plongé dans son hamburger. Le couple amoureux qui repousse le couvre-feu pour quelques baisers. Le corps d’Olivia glisse gracieusement sur une des banquettes, face à face, elle se permet de détailler sa compagne nocturne avec un peu moins d’embarras. « Je dois vous avouer quelque chose. ». Sa colonne est impeccablement droite, sa langue humidifie légèrement ses lèvres avant qu’elle ne reprenne. « Je suis curieuse. Je ne vous croise que la nuit. Y’a-t-il une raison à cela ? »