(lucky) flip the coin

i. please introduce yourself.
Petit dernier d'une fratrie de cinq, Lucky ne s'est pourtant jamais senti particulièrement bien placé. Ses parents ont mis un point d'honneur à placer leurs quatre fils et unique fille sur le même pied d'égalité, et si on l'a régulièrement traité (souvent par jalousie ou moquerie gratuite) de bébé ou de « chouchou chéri à sa ma maman », les remontrances parentales l'ont visé avec autant de fréquence que le reste de la troupe. Chez Miller, on veut faire des enfants forts, leur apprendre à se construire par eux-mêmes, quitte à recevoir ses leçons à la dure, pour mieux se préparer au monde extérieur, qu'il se limite à la tranquillité trompeuse de Silver Grove ou s'étende à un lointain ailleurs, une mégalopole fourmillante, un carrefour d'inconnues et d'équations insolvables au quotidien. Enfant sensible, Lucky se couvre de bleus émotionnels, le meurtrissant un jour dans la colère et l'incompréhension, l'aidant à vaincre ses inaptitudes et ses impossibles le suivant ; aujourd'hui couvert de cicatrices invisibles, certaines encore lancinantes, d'autres de véritables fiertés -la preuve qu'il a su se forger lui aussi, dans le sens qu'ont voulu ses parents, ou dans l'affirmation contraire de son propre caractère.

A l'orée de la vingtaine, Lucky se cherche encore, coincé entre une adolescence rythmée par les virées de la petite bande de voisins, un âge adulte annonciateur de responsabilités et de contraintes. En se trouvant un job à la sortie du lycée chez le seul tailleur de la ville, vendant plus d'accessoires et de boutons de manchette de seconde-main que de véritables costumes sur-mesure (d'ailleurs mystérieusement toujours trop grands, trop colorés, trop serrés pour son client), Lucky a choisi d'embrasser ce nouvel âge -et de prendre le temps de voir ce qui arrivera, ensuite.

ii. mean streets of silver grove.
Les Miller sont implantés à Silver Grove depuis des générations, occupant des postes à l'importance relative, brillant par leur normalité apparente. Lucky n'a jamais vraiment cherché à mettre le nez hors de cette ville qui fait partie de sa vie depuis toujours. Il y a son train-train, sa famille, ses amis, même un amour de jeunesse qui n'aurait pas eu la place de se tisser ailleurs -une place toute définie dans laquelle il croit se plaire, sans ambition démesurée, peut-être parfois juste trop sensible pour ce décor stérile. Lucky se demande rarement, au détour d'une cigarette, si sa place ne serait parfois pas trop étroite ; il sent ses épaules pressées contre le siège trop petit, a des visions d'un autre lui, tantôt plus serein, dans l'avenir, tantôt plus bruyant et tourmenté, son lui profond, maintenant. Doté d'oeillères invisibles, il se cherche sans se l'avouer, se dit pour lui-même qu'il se contente de ce qu'on lui donne, dans l'instant.

iii. we're all mad here.
Lucky a hérité d'une maladresse chronique (littéralement parlant paraît-il, comme le suggère le mythe de sa grand-mère paternelle). Entre ses mains pataudes les verres glissent et se brisent par magie, les poignées cassent, les vis sautent ; un festival de malchance qui s'étend au-delà du domaine matériel. Lucky ne compte plus les bus ratés, les retards improbables et inexpliquables, que le reste du gang et des Miller ne cherchent plus à élucider -au summum de sa poisse, Lucky s'est fait une double rupture des ligaments croisés en se grattant l'oeil, un exploit que le seul témoin de la scène, Arnold Farrell, peine encore à comprendre aujourd'hui. Graham est devenu -et resté- Lucky pour une bonne raison : celle d'être une catastrophe ambulante, semant le trouble dans son propre périmètre de sécurité.

iv. something strange in the woods.
La roue semble tourner pour Lucky : de sa malchance est née un rai de fortune, chance exacerbée répondant à des aléas encore inconnus. Il alterne pour l'instant sa poisse de toujours avec ces heureux trèfles à quatre feuilles, si soudains, si opposés à son quotidien jusqu'alors. Une véritable roulette russe que sa scientifique en herbe de soeur décortique comme une bête fluctuation de probabilités. Si Lucky restait également seul victime de ses déboires, fortune et son contraire semblent s'inviter désormais chez les autres : les probabilités fluctuantes se provoquent et se transmettent.