to the other side (the gang)

20 mars 1990, anniversaire de Lucky Miller +2j.

« Ça va ? »
Lucky ne répond rien et hoche la tête. Sa mère fronce légèrement les sourcils en le voyant passer devant elle comme un fantôme, les lèvres scellées par une angoisse dont elle peine à identifier la cause. « Tu vois la bande aujourd'hui ? », demande-t-elle à nouveau, prenant une gorgée de son café en observant le dernier des Miller, qui lui présente son dos en sortant un verre du placard. Elle croit entendre un « hm » affirmatif, voir un autre hochement de tête ; dans le langage de son fils, ces pointillés expriment une nervosité sévère, assez handicapante pour lui saper parole et moyens de communication classiques. « Il s'est passé quelque chose avec eux ? » Une pause. « Jackie ? » Comme si une guêpe venait soudainement de flirter avec son oreille, Lucky se retourne soudainement, éructe : « Je vais bien maman. » Il détourne tout aussi vite : sa mère croit voir ses oreilles fumer d'embarras plus que de colère. « Quelqu'un s'est levé du mauvais pied ce matin... » commente son père en arrivant dans la cuisine. Une pause. « Tu vois pas la bande aujourd'hui ? »

Aujourd'hui, Lucky passe le rituel des Firefighters : celui du tatouage, à l'aube du dix-huitième anniversaire. Dernier de la bande, c'est un événement en soi. Lucky lui-même oscille entre angoisse sourde et impatience.

C'est Jackie, qui le tatoue.
En sortant des cours, Lucky a un sourire au coin des lèvres -qui s'étend jusqu'aux yeux lorsqu'il s'approche de Firefighter, sur le parking de l'école. Ils l'attendent avec une impatience palpable, des sourires presque carnassiers -celui de Mal en particulier retient son attention d'angoissé à la sensibilité exacerbée. « Alors, prêt pour le grand saut ? » « Où est Jackie ? » « Elle prépare le chantier ! T'as pris un sac à vomi au cas où ? » « Vous êtes cons », fait-il en serrant son sac à dos contre son ventre, tournant la tête vers la fenêtre ouverte. C'est le printemps, l'air est encore frais : juste ce qu'il faut pour rafraîchir l'appréhension idiote que les trois autres créent de leurs regards d'imbéciles.

Mars 90, Georges Michael fait trembler la baraque des Grayson. Martha essuie la vaisselle en se dandinant, Roger vient bien vite la rejoindre en se collant à elle, la danse parentale occupe toute la cuisine, faisant fuir toute la fratrie. Les triplés secouent leurs épaules en rythme, cloitrés dans le salon, fixant la télévision grésillante, les bouches cousues à l’unisson. Le rez-de-chaussée se laisse emporté par une douce brise mélodieuse, à l’inverse, l’étage semble en pleine implosion.

« MAL, BAISSE CETTE PUTAIN DE MUSIQUE, ON S’ENTENDS PLUS. ». Le tambour de la porte suit le tempo, tes hanches vont de gauche à droite, ton reflet semble même encourager la danse, ton rire aussi. « Qu’est-ce que tu dis, Princesse ? Je t’entends pas, désolé ! ». « TU FAIS CHIER. ». Et ça claque, et ça hurle, et ça fait sa crise de nerfs mais ici, chez les Grayson, on a l’habitude des caprices de la soeur aînée.

Coup d’oeil sur ta montre, c’est bientôt l’heure de Lucky. En retard ou non, tes patins te sauvent toujours la mise. Tes précieux attachés à tes pieds, t’attrapes ton sac posé dans un coin mais un détail fige ta silhouette. Le briquet de Lase sur ta table de chevet. Whatever. Tu fourres l’objet dans ton sac et tu dévales les escaliers sur la pointe des pieds. « A plus, les Loosers, je suis avec la Bande ! ».

T’avais beau y réfléchir, t’arrivais pas à te décider. Entre les patins et la bagnole. Faut dire que Fire Fighter, c’est un peu une mascotte. Mais tes patins Barbitch sont quand même ouf. Mais fini le temps des réflexions, c’est l’homme du jour qui monte en voiture avec toi à l’arrière. Il joue les timides, tu viens le bousculer un peu. « Mec, chill ! C’est pas comme si t’allais devoir expliquer à tes gosses pourquoi Jackie t’a gravé une teub sur la peau pour la vie ! ». « Mal, fallait pas lui dire ! ». « Ah merde ! Et du coup, on lui dit quand pour le piercing au gland, j’comprend pas ? ». « HAHAHA, Mec, t’es trop con ! ». Alors que les rires grossiers sont couverts par la musique agressive de la radio, tu te penches vers Lucky pour ajouter. « C’est marrant parce qu’on s’fait tous tatoué par Jackie, comme si elle était la dépuceleuse officielle du gang, tu trouves pas ? ». Et v’là les clins d’oeil lourds qui s’enchaînent.

« Attends Jack, tu peux pas me demander de te laisser le salon pour la soirée et ensuite rien me dire sur le tatouage que tu comptes faire, tu le sais. C’est pas fairplay, Jack. » Barnes pointe sa belle fille du doigt et traverse la pièce pour nettoyer leur fauteuil fétiche, il a été raccommodé par endroits mais il a l’air très confortable, personne ne s’attend à mourir dessus d’une infection, pourquoi serait-ce le cas aujourd’hui? Les bras croisés de la jeune Young font s’arrêter Barnes qui poursuit: « …D’habitude tu me montres le croquis et là clairement t'as un truc à cacher... » Ses yeux roulent vers le plafond et le rire du tatoueur va s’agripper aux murs et coule bien histoire que Jackie le sente passer.

Elle s’approche du bureau et rassemble nerveusement ses esquisses, il a beau lui dire qu’il ne compte pas fouiner, ça ne change rien, elle a l’air d’avoir fini montée sur ressorts et il s’esclaffe: « Ok, ok calme de toute façon je dois trouver ta mère là. Où est-ce-qu’elle est aller se f… » Barnes se gratte le crane, Jackie fait volte-face, elle veut ajouter quelque chose mais il lui tapote l’épaule.
Quelques fois ils oublient que c’était l’idée de cette femme, d’ouvrir le salon. Maintenant qu’elle ne se souvienne pas avoir accroché le dollar dans la salle d’attente, ça fait voler un sentiment fugace dans l’estomac comme un papillon vicieux et ils s’en remettent la seconde d’après. « Pas de bêtises? » « … » « Je prends ça pour un oui. »

Il passe la porte et Jackie retourne à l’arrière, elle finit affalée sur le siège réservé aux clients, elle sort un ticket de sa poche; le premier film qu’elle a vu avec Graham Josiah Bernard Miller, comprenez: Lucky. Jackie se redresse quand les rires éclatent de concert et que la clochette s’affole, aussi peureuse qu’elle. « Joyeux Anniversaire…. Jo-yeux anni-versaire… » « C’est passé son anniversaire nan? » « Ta gueule, joyeux anni… »

Mal le pousse de l'épaule, un sourire de crocodile chaleureux aux lèvres. C'est la tradition, Lucky le sait pour l'avoir vu déjà quatre fois : chahuter l'heureux élu avec l'affection qui propre à leur petite famille, miroir quasi-exact des Miller. Lucky revient à Mal qui lui fait un clin d'oeil. Après une demi-seconde de silence, comme s'il prenait son élan, la rétine et les tympans imbibés de leurs idioties vulgaires, le dernier de la bande ouvre la bouche, et fait d'une voix calme : « C'est pas toi la dépuceleuse du gang ? » Les rires s'élèvent sous le toit bas de Fire Fighter, un autre coup de coude à Lucky que l'hilarité générale contamine. Il relâche légèrement son sac, desserre les genoux, ses fossettes se creusent. L'inquiétude a fondu devant les railleries excitées de ses comparses.

La Fire Fighter s'arrête à même le trottoir, à quelques mètres du studio. Deux bras s'emparent des épaules du lycéen sitôt sorti de la voiture, les néons apportant leur lumière colorée au temps couvert de Silver Grove. On commence à chanter dans la rue, et l'écho des joyeux anniversaire se mêle à la clochette du salon désert. Lucky sent son ventre se tordre, quand Freckles s'exclame : « JACKIE ! T'es prête ? » « On t'amène ta victime ! » Ils l'entraînent jusqu'à l'arrière-boutique où les attendent encre et artiste. Malgré la situation, Lucky a dû mal à lui prêter des qualités de tortionnaire : Jackie est Jackie, avec ses cheveux, ses lèvres et ses costumes, ses élans créatifs, ses mystères et ses sourires. En dépit du tumulte dans lequel ils sont pris, Lucky lui adresse un sourire.

La punchline de Lucky fait mouche, ton rire fait trembler les vitres en même temps que le reste du groupe. Tu viens lui pincer la hanche, l’air libidineux luisant sur tes yeux. « T’inquiète pas, chéri, je serais doux pour ta première fois. ». Enfin ça, c’est ce que tu dis.

Les chants joyeux se dispersent dans les ruelles, le corps fragile du benjamin est secoué de tous les côtés, hilarité communicative, joie contagieuse, le gang irradie d’une chaleur désordonnée qui tambourine à toutes les portes. Mais c’est celle du repère qui vole en éclat, la cacophonie joviale sonne comme une alarme, annonce une arrivée princière. Tu perds pas de temps, tes bras entourent déjà les épaules de Jackie avec un air peu rassurant.

« Alors, Miss Jacqueline Young ? On défroque le gamin pour lui tatouer le cul ou quoi ? ». Tu sembles prendre un malin plaisir à alourdir la pression qui pèse sur les frêles épaules de Lucky. Oh, toi, on ne t’a pas manqué, le jour de ton baptême. Les gars étaient carrément venus te tirer du lit, masqué de visages bestiaux en plastique, ta mère avait même failli assommer Freckles qu’elle avait pris pour un cambrioleur. Quelle journée !

Au final, tu étais surtout très curieux de voir quel modèle Jackie avait imaginé pour le petit Lucky. Dans la bande des Fire Fighters, c’était un peu le bébé du groupe et quelque part, tu te sentais bien plus concerné par cette tradition que par l’anniversaire des triplés qui approchait. « Aller, aller, on s’dépêche, l’aiguille va pas chauffer toute seule, hop hop hop ! ». Heureusement que tu étais naturellement surexcitée, le petit pourrait prendre la confiance pour rien.

Montée sur un tabouret, elle trafiquait quelque chose au plafond, manquant de tomber quand le cortège débarque, elle atterrissait en catastrophe. Les garçons se plantent dans la zone de dégâts après que Jacqueline Young ait activé le led au dessus de ce que Barnes appelle très lourdement « la salle d’opération » à accompagner bien sûr d’un mouvement de sourcils suggestif. Jackie sursaute, les os de Mal sur tous ses doigts sont autant de raisons de le pincer à la jugulaire mais elle soupire et fait une petite révérence, un gant en latex dans la main gauche: « Le trône de Messire Graham... »

Il y a tant de sérieux dans sa voix en réalité qu’il est difficile de dire si elle plaisante lorsqu’il s’agit de comparer la bande à une cour, une cour remplie de guignols et où les rires fracassent les murs de la cité, mais peu importe. « L’aiguille va finir sur ton mollet droit si tu continues. »
Mal Grayson savait détraquer tous les inhibiteurs de Jackie et sans les éclats de chaleur sur son visage, peut-être serait-elle passée sous le radar. En réalité, elle avait attendu de pied ferme qu’ils envahissent le salon et de dehors on ne voyait rien, seulement des sièges abandonnés car l’action se déroulait dans la pièce la plus sacrée de la boutique. Le rituel lui ne perdait rien de sa flamme électrique, les garçons faisaient presque la ronde, ils auraient pu invoquer un démon d’ailleurs si les plis joyeux dans les joues de Lucky Miller ne commençaient pas à tirer sur son visage à elle aussi.

« Tradition oblige… » Jackie noue ses mains, solennelle. « Vous avez décidé d’où le faire, ce tatouage? »

Le chahut les suit jusqu'au cœur du salon, jusque sur les lèvres en apparence immobiles de Jackie, alors qu'elle souffle à Mal de nouvelles menaces. C'est une valse régulière entre Young et Grayson : Mal lui chatouille les côtes, Jackie lui mordille les doigts. Le sourire de Lucky s'étire, alors qu'on le cloue sur le siège où il plisse les yeux sous la lumière blanche -présage qu'il écarte d'un sourire, se redressant en reposant les yeux sur Mal. Derrière eux, les autres remuent, Freckles lève les bras : « Sur le C-U-L ! » « T'es lourd Freckles, Mal vient de la faire ! » « Sauf que moi, je suis sérieux. » « Débile... » « Et là ? »

Le silence retombe : Lucky a retiré son T-shirt sans attendre les résultats du débat des imbéciles, son torse pâle et son embarras exposés aux quatre regards. C'est autre chose que de se mettre en caleçon pour aller se baigner à la sauvage -même les quolibets appréciatifs de la bande étaient moins gênants que ce cercle serré, quelques minutes avant le rituel. « … Sur le T-E-T-O-N ! » « Putain Freckles, j'te jure... » Lucky a encore le T-shirt sur les poignets, dernier rempart contre sa nudité excessive, et pose le regard sur le gangster de la bande, cure-dent coincé entre deux rangées de dents éclatantes. « T'es un grand romantique, Miller, on aurait dû y penser plus tôt. » « Le téton, c'est sérieux ? » Gangster ne répond pas tout de suite, et manque d'envoyer valser les aiguilles en lui administrant une claque derrière le crâne. « T'en dis quoi, Jackie ? », demande Lucky en passant une main juste au-dessus de son cœur.

Les jours de rituel te mettaient toujours en joie. Incantation et autres sortilèges, habitudes sacrées, le baptême du petit dernier aurait vous arracher une larme, à tous. Mais les Fire Fighters ne pleuraient pas. Ils préféraient se donner des coups de coudes jusqu’à en recouvrir entièrement leurs peaux de bleus, enchaîner les vannes douteuses, rires d’enfants infernaux qui brouillent les ondes.

Ton bras passe autour des épaules de Jackie, le sourire railleur. « Allons, tu serais pas en train d’essayer de me draguer, ma petite Jackie ? Fais attention, je pourrais te prendre au sérieux. ». Humour décousu, tu prenais toujours le risque de recevoir une vraie aiguille dans le ventre à chaque fois que tu te permettais ces familiarités. Mais tu vivais de danger et d’eau fraîche, alors autant faire ça à fond.

L’annonce de l’emplacement te pique les chevilles, te brûle le bout des doigts. « Le pec’ ! Oh mon dieu, mes chers amis, notre enfant va devenir un Homme. ». Pas le temps de cligner des yeux, t’es déjà caché dans son dos, ta main rejoint celle de Graham, ta silhouette se colle à la sienne. « J’en connais un qui veut pécho. On se tatoue le pec’ que quand on veut méga pécho. ». « Mec, t’as l’tien sur les côtes. ». « J u s t e m e n t, mon pote. A ton avis, comment j’ai pécho la soeur de Freckles ? ». « T’as vraiment un problème avec ma soeur ! ». Tu secoues tes sourcils. Un peu plus et tu lâchais le morceau. Mais le jour des confessions n’est pas encore arrivé, c’est le moment de Lucky. « Trêve de bavardage, les enfants. Jackie, abîme pas trop le gosse, hein ? »

Aidé des deux autres, tu pousses le chérubin sur la table d’opération. Cercle sectaire, vos vêtements ternes s’accordent en un mélange macabre. Il ne manque plus que les bougies pour commencer une parodie de sacrifice. Symboliquement, tu allumes même ton briquet. « Évite de pleurer, hein. Ça risque d’être gênant. »

Dans les poches satinées de son tailleur les mains de Jackie s’enfoncent. Elle s’accroche à la conversation et il en faut de la poigne pendant que les becs pincent et que les glouglous des gorges s’enfoncent plus loin dans la folie passagère. Ils sont capables d’allumer un feu où qu’ils aillent, l’incendie prendra. Jackie aime les appeler les garçons contagieux, car ils sont de lointains cousins de la varicelle: une fois attrapée, forcément assimilée. Elle se mord l’intérieur de la joue et le costume confortable de la jeune femme est de trop pour donner une réponse convenable, la veste pend sur les épaules alors qu’elle s’en déleste énergiquement pour la balancer sur le chaise à roulettes de son beau-père. Elle fait des allers et retours sur deux centimètres histoire de se transformer en lion préoccupé.

D’abord les épaules de l’apprentie montent et descendent, elle prend ça pour une réaction explicite mais évidemment, ils attendent. Freckles est à deux doigts de rendre Mal encore plus dégarni qu’il ne l’est, Gangster va se mettre à toucher aux instruments à tout moment. Jackie soupire, les ovales descendent sur la peau de bébé de Lucky.
- Oui ça m’va. Elle avoue, elle appelle ça un aveu mais elle était d’accord avant même que le louveteau de la meute ne s’exprime. Il aurait pu dire qu’il le voulait à l’intérieur de la narine gauche elle aurait dit oui aussi.

Jackie s’approchait alors de Grayson, le tirait par l’oreille avant de s’échapper vers le bureau pour attraper son modèle. Les modèles avaient droit à leur propre rituel, d’habitude elle aurait bandé les yeux de tout le monde, elle se serait débrouillée pour les faire tourner en bourrique mais quelque part ça la démangeait de parler du dessin. Le dessin qu’elle avait écrabouillé, déchiré, gommé, retracé, trouvé banal, trouvé idéal, pas assez ou trop. Cela dit il y avait une nette différence entre les ballades réflectives de Jackie et le moment où elle expédiait le dialogue, tout n’était pas exactement en coopération dans son crane, c’était le capharnaüm. Le papier tournait et passait entre les doigts par endroits cornés de la cousine Young.

- Et toi t’en dis quoi?

Les quatre paires d'yeux pouvaient suivre en même temps, le tutoiement de Jackie lui évitait de s'étendre, elle ne s'inquiétait pas des gribouillis, sauf quand il s'agissait du rituel évidemment. Elle lirait chaque froissement de muscle, c'est certain.
Sur les deux couches, une au crayon, une à l’encre, une main coupée au niveau du poignet par un oval abstrait, mimait un parfait claquement de doigt, dans l’espace du motif il y avait une pièce transparente mais probablement en or à cause des scintillements autour figurés par des traits, les détails étaient assez propres mais Jackie s’était approchée pour que ce soit plus lisible.

Lucky participe à la discussion avec un rire, les réponses et la gêne noyées sous la verve implacable des trois autres. Ce n'est pas la première fois qu'il doit son salut à la sœur de Freckles, certainement pas la dernière -les rougeurs de Lucky sont invisibles en dépit de la proximité de Mal, alors que Freckles mord la nuque de ce dernier. Miller garde pour lui la vérité qui transpire dans ses yeux d'amoureux transi -parfois, il se demande si les autres n'ont vraiment rien remarqué ou s'ils sont assez respectueux pour le laisser soupirer discrètement à l'arrière de la voiture, le regard fiché dans le rétroviseur reflétant une risette de Jackie. A les voir se chahuter à la moindre occasion, Lucky continue de pencher pour la première solution -il y a peut-être Gang, plus observateur que Freckles, autrement plus concentré que Mal, mais rien n'est jamais sûr dans le monde chaotique, étrangement pudique, des Fire Fighters.

En un instant, Lucky se retrouve sur la table d'opération, et un frisson d'angoisse et d'impatience mêlées parcourt sa peau nue. « T'es con », répond Lucky devant la flamme du briquet de Mal, un sourire lui creusant douloureusement le visage. « Je suis à la fois content que vous soyez là et à la fois pas du tout rassuré », ajoute-t-il d'une voix basse, à laquelle répond le rire étonnamment cristallin de Freckles. C'est qu'il a vu les précédents rituels, et détourné les yeux à chaque fois que l'aiguille entamait la peau d'un de ses frères de voiture. Aujourd'hui, impossible de prétexter une cigarette pour détourner un instant la tête -interdiction totale de sortir de la pièce durant la cérémonie ; Lucky est au centre du passage, avec la douleur, le souffle chaud de Jackie sur lui, le dessin gravé dans la chair.

Jackie revient et lui expose le croquis. Le sourire de Lucky s'étire alors qu'il le considère entre ses doigts. Jackie lui a dessiné un porte-bonheur. Il en perd les mots, ému par ce cadeau qui dépasse la parole, et il hoche la tête enfin, avec un « cool » soufflé du bout des lèvres, n'osant pas même un regard à la tatoueuse de peur qu'elle y décèle ce qui ne s'est pas dit. « T'aurais pu lui faire une paire de couilles J, ça aurait été plus marrant... » ajoute Freckles maintenant que le principal concerné a émis, même brièvement, son avis.

Le symbole est dévoilé, la marque maudite gravée à jamais sur le coeur du garçon, tes yeux et ceux des autres dévorent le dessin, débordent d’une curiosité d’enfants intenables. Et alors que Gang tente de détendre le plus jeune, tu ne peux t’empêcher de lâcher, en gloussant : « Oh putain, toi, tu vas douiller. ». Fais le mal-in, toi, t’étais intenable, le jour de ton baptême.

La victime s’installe, les Fire Fighters se regroupe pour laisser la grande Prêtresse s’installer sur son trône, la machine en guise de sceptre. Le schéma s’est organisé de la même façon pour vous tous, toujours avec des subtilités diverses. Tu repenses à ton rituel, à l’intrusion du gang, tous masqué, dans ta chambre, chaos sonore orchestré par les hurlements des garçons et les cris de ta mère, aussi surprise que toi. Cette année, pour Lucky, vous étiez restés plus sages. Après tout, c’était le petit protégé de la bande.

Le tintement de la bouteille a à peine le temps de parvenir à tes oreilles que ton bras épouse les épaules de Joe, tactile pour moins d’un sou, tu secoues la silhouette taillée du garçon. « Ooooh, t’as voulu gâter Lucky, ce soir, Gang ? T’es au courant que si le gamin est complètement pété, c’est toi qui devra le ramener chez lui, c’est comme ça. ». L’appel de l’alcool ne ratait jamais, avec toi. Et le mieux, c’est quand il y avait des dégâts. « Eh, Mal, on parie combien que Lucky vomis sur les pompes de Gang après trois verres ? ». « Mec, attends que Jackie commence, il aura même pas besoin d’être bourré pour gerber, haha ! ». Vos ricanements fendent l’air, la machine ronronne plus fort que vos moqueries.

Tes yeux glissent sur le visage de Joe, tu pourrais presque murmurer pour que les autres ne t’entendent pas. « Le petit d’vient un homme, hein. Toi aussi, ça t’fait quelque chose ? ». Tu fais l’idiot, tu enchaines les vannes, blague sur blague, mais dans le fond, c’est un moment important, pour vous, pour Lucky. Tu te sens fier, comme un grand frère, figure que t’as jamais vraiment réussi à renvoyer avec ta famille à toi. Mais les Fire Fighter, c’était tout comme, au final. Sauf que là, tu craignais un peu moins.

« Merci, Jo. » Ils quittent le dessin des yeux. Les garçons-feu dont les éclats de voix embrasent les murs s’échauffent et Jackie les regarde faire, presque attendrie. De pareilles furies, on a tendance à redouter leur étreinte, de peur peut-être que socialement elle nous étouffe, de plus en plus fort en serpent dont les crocs sont dissimulés derrière les visages simples de petites brutes qu’ils sont. L’apprentie glisse jusque l’entrée du sanctuaire et s’accoude à la porte, le bout du nez pointant vers la bande: « Pas question, pas d’alcool ça ralentit la cicatrisation… Enfin pour Luke, vous vous faites c’que vous voulez. »

Elle rit un coup et s’installe sur la chaise, ensuite elle disparait quelques secondes entre les instruments, les flacons de lotion et les détails de ses croquis, les cils battant comme des oiseaux dans la neige, frigorifiés. C’est sans doute l’anticipation. « Vous restez pas trop près hein… »

Ils avaient l’habitude, leur petit temple était aussi soumis à quelques règles et les transgresser reviendrait à mettre Barnes dans une colère noire, même si la plupart du temps il ressemblait à un ours en peluche gigantesque et non pas à une bestiole affamée prête à vous trancher la gorge. Dans l’imagination décadente des garçons cela dit l’idée ne mettrait pas longtemps à faire son bout de chemin.

Jackie glissa pour arriver au niveau de la victime du jour, quelques sourires accrochés au visage mais rapidement coupés par l’habitude des gestes. Ses mains sentaient encore le désinfectant quand elle les glissait dans la paire de gants souples.
La chef d’orchestre de la soirée avait eu droit à son rituel aussi, certes personne n’avait trembloté avec une aiguille meurtrière sous dix doigts tétanisés mais ça restait de mémoire une sacrée journée. D’abord ça avait commencé en plein milieu de ses dix-huit ans quand le gâteau d’anniversaire de Jackie avait failli foutre le feu à la maison, oublié dans le four par sa mère. Jusque la tombée de la nuit ils l’avaient cherchée aux quatre coins de la ville et c’est seulement une fois au lac que Jackie avait rompu le silence d’un cri guttural.

On l’avait rarement vue en colère, Jackie, c’était comme regarder Pompéi se faire ensevelir sous une avalanche de lave et elle s’était précipitée dans l’eau en hurlant: On va tomber sur son cadavre! On va tomber sur son cadavre!
Ce jour-là tout le monde avait un peu maudit la grande fugueuse de la famille Young et la fille était devenue aussi tarée que la mère, et puis tous les Fire Fighters s’étaient enfoncés dans les eaux boueuses pour attraper Jackie, elle leur avait dit qu’ils étaient bien dans l’eau, alors ils s’étaient baignés tout simplement…

En définitive un tatouage c’était beaucoup plus raisonnable. Jackie bougea la lampe de place pour que Miller ne finisse pas borgne. « Vous allez vous taire? J’ai une arme vous savez? » Le bruit de l’appareil commença à tourner dans la pièce.

Ils ricanent, Jackie gronde, Lucky, victime du soir, se tient au bord du siège, repoussant jusqu'à la dernière minute le moment où il devra se laisser aller en arrière et attendre, exposé à trois paires d'yeux curieuses, l'aiguille lui encrer douloureusement la chair. Ils se moquent à raison, et c'est ce qui l'inquiète d'autant plus. Lucky est le premier à sortir de la pièce, quand sa mère nettoie une vilaine blessure au dispensaire ; détourne ostensiblement la tête à chaque os, cartilage, articulation cassée ou démise par le seul fait de sa malchance, ou d'une ânerie dans laquelle il se sera jetée, poussé au vice par les rires du groupe et l'assurance que les grands-frères veillent, qu'il ne peut sous leurs regards rien lui arriver. Le gang a été aux premières loges de sa légende de sensible, renforcée par les récits de sa mère, toujours heureuse de distraire les Fire Fighters lors de leurs visites à l'hôpital de fortune de la ville.

« Merci Gang. Vous pouvez boire à ma santé et à celle de Jackie, c'est elle qui bosse... Et puis avec ma chance... » Il leur adresse un sourire, s'étirant en coin pour mieux trembloter dans un grand finale, adressé à Gang pour ce cadeau qu'il partagera par procuration ; avec sa chance, ne dit-il pas, il pourrait se vider de son sang pour avoir bu une malheureuse gorgée d'alcool. Jackie s'installe, sonnant le gong final. Miller l'imite, passant ses jambes sur le siège. « On se voit de l'autre côté, les gars », fait-il en se laissant finalement aller, offrant sa peau nue, parcourue de frissons d'anxiété et de froid, au talisman de Jackie. Vers cette dernière, il coule un regard, observant ses gestes. Le bruit de l'aiguille l'inquiète, et sa tête à nouveau pivote de l'autre côté, vers le trio de tête qui l'observe, lié par un enchevêtrement de bras et d'yeux brillants dans l'obscurité par-delà la lumière blanche braquée sur son torse. « Sortez la bouteille, faites un truc, vous tirez de ces tronches ! » Lucky a un rire, croise ses bras sur son ventre, les décroise en se rappelant que Jackie a besoin d'espace pour s'installer, ne sachant trop où les mettre, qui regarder de Jackie qui s'échauffe, des grands-frères qui l'observent, comment détendre ses muscles contractés d'appréhension.

Peut-être était-ce ton excitation naturelle ou simplement l’engouement d’un jour spécial, le fait est que tu tenais encore moins en place que d’habitude. Tes orteils dansaient dans tes baskets, les pieds sur leurs pointes, à peine surélevés, les talons nerveux, tes doigts serraient avec force tout ce qui leur passait dessous. La voix occasionnelle de Jackie raidit ta colonne, t’arrache un rire nerveux. « Désolé, Jackie. ». C’est qu’elle pouvait être flippante, la pucelle. M’enfin bon, aussi vite le regard de la demoiselle détourné, les mauvaises habitudes reviennent au galop.

Tu passes comme un courant d’air, la bouteille est déjà entre tes mains alors que l’angoisse de Lucky te retrousse le nez. « Comment t’essaies de faire le bonhomme alors que dans trente secondes, tu chies dans ton froc. J’ai envie d’être sobre quand ça arrivera ! ». Et comme si la seconde avait pris sa pause, tu es déjà accoudé à l’épaule de Gang, comme si tu n’avais pas bougé, le bouchon du rhum saute entre tes doigts. « Bon, après, ça nous empêche pas de nous détendre un peu, pas vrai Gang ? ».

Tes lèvres volent la première gorgée, le liquide t’arrache l'œsophage, un raclement bruyant accompagne le grondement du moteur, un rire le suit. « Décidément, tu fais pas les choses à moitié avec la boisson, mon cher Joseph. Tiens, Freckles, fais toi plaisir ! ». Tu tends la bouteille à ton ami pour reposer les yeux sur l’autre, le murmure suit tes paroles. « Tu sais quel est le meilleur moyen de sécher tes larmes de Proud Daddy ? Faire une bonne vieille farce au bébé du groupe. Fais comme moi. ». Le regard malicieux, tes traits se changent à mesure que tu te rapproches du corps de l’homme du jour.

Tu aurais pu faire carrière dans le théâtre tellement tes expressions faciales sont prenantes. Le pouce rongé, les sourcils arqués, l’inquiétude imaginaire déforme ton visage parsemé de fossettes anxieuses et d’une pâleur étrange. Tu murmures des choses incompréhensibles, on pourrait presque entendre des « Oh mon dieu ... » ou peut être « Quelle horreur ... » ou encore « Il était si jeune ! », le tout dans un balancement de tête faussement songeur.

Ensemble ils sont capables de tanguer sur une mer déchaînée. Certains disent depuis le bac à sable, sauf que ces gamins semblent être nés les pieds dans l’eau. De bon coeur ils s’élancent dans leur dynamique singulière, couronnée de tendresse autant que le sont les gestes de Jackie qui sait rassurer sans les mots, car pendant que les garçons font la fête, la tradition se répète et si elle buvait bien sûr, elle ne pourrait pas marquer quelqu'un à vie.

Les journées d’anniversaire étaient spéciales parce qu’on ne laissait pas un Fire Fighter souffler une bougie seul. Ce qui pourrait sonner comme de la loyauté est aussi un principe fondateur, sans ça leur amitié ne serait pas. On se serrait les coudes par ici. Dans le petit cercle, donc, Jackie évolue en ne manquant pas de murmurer à Lucky qu’il peut respirer normalement, c’est davantage ses yeux qui disent au benjamin que ni Freckles, ni Gang ni même Mal ne sauront les auteurs d’un meurtre ce soir.

Souvent ils blaguent à ce sujet, c’est pour ça que leurs estomacs vibrent de concert et que Jackie suit distraitement, en fond comme la musique très bas d’une autoradio. Ses yeux noirs coulent sur la peau du Fire Fighter et elle a le pressentiment pendant qu’elle décolle le film du transfert pour s’en servir comme guide et que Mal joue la comédie.

Oui, elle le ressent comme à chaque fois qu’ils se sont installés près d’elle pour accomplir leurs méfaits collectifs. Des forêts englouties de noirceur semblent s’étendre infiniment dans son esprit, il y a le frisson inévitable qu’elle réfrène aussi bien qu’elle peut si bien qu’elle doit contracter certains de ses muscles et ses joues chauffent affreusement vite. C'est que ça recommence, comme à chaque séance. Jackie a toujours été bouleversée par les réalisations de son beau-père et le voir au travail, c’est longtemps ce qu’elle a préféré en ce monde, justement parce qu'il n'y a rien de plus tranquille. Alors que la tension est palpable, Jackie est là sans être là. Elle appréhende le soir qui se projette sur la ville, elle appréhende l’assurance de son mentor qu’elle n’a pas, la bande en marche qui va tourner plusieurs heures d’affilée, aussi ces bribes de « et si » qui émergent, sans cesse tout à coup, dès qu’elle prépare le terrain.

L'aiguille coince avant de se remettre en route. Et si c'était un signe?

Inévitablement, le cinéma des sales gosses et le regard de petite bête de Lucky qu’elle suit où qu’il aille la distraient, elle s’applique alors et elle pique.

« C'est parti. »

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Spoiler:

Lucky les connaît assez bien pour le savoir ; les moues exagérées de Mal, les murmures effrayés qu'ils se partagent avec Gang, les ricanements de Freckles, le nez dans la bouteille -et pourtant la nervosité grimpe sensiblement sous sa peau, bandant ses muscles moqués du reste de la bande. Gentiment, toujours -on ne se moque qu'avec affection des défauts de ses frères et sœur de sang, chez Fire Fighter. « Vous êtes pas crédibles, Jackie merderait jamais. » Il conclut avec un « confiance totale » sur un souffle, baissant les yeux sur Young, son souffle tiède balayant sur son torse les doutes que les autres implantent à succès. Il ferme les yeux, relâche la nuque -après un sursaut de l'aiguille, qu'il essaie de ne pas interpréter comme un premier signe de poisse ; la douleur le pique vivement dans la chair, crispant son torse propice aux sursauts. Ils ont raison, de se ficher de lui ; lui-même a un rire, avant que ses mâchoires ne se crispent, et qu'il cherche à tenir le coup, s'habituer, ne pas réaliser la prophétie énoncée par Mal. Il ne vomira pas. Il ne tournera pas de l'oeil. L'aiguille ne dérapera pas jusqu'à son nombril en lui traçant une courbe indélébile ; c'est Jackie, aux commandes, Jackie et sa respiration tranquille, sa précision discrète. Il n'a pas menti, en disant qu'il lui faisait confiance.

« Ça va ? » La voix sort de l'ombre -il ne sait pas qui a prononcé les mots, ni combien de temps s'est écoulé depuis les derniers prononcés clairement, entre les balbutiements de fond des trois buveurs, les derniers hits de la nation ; la douleur lui nimbe le côté gauche de la poitrine, comme si l'aiguille à chaque sursaut tentait de s'enfoncer jusque dans son cœur. « Ouais, super. » Il se sent étrange -comme si une tiédeur le maintenait à flots, loin de la faiblesse qu'il s'imaginait. Il faut dire qu'il n'a pas encore ouvert l'oeil sur l'oeuvre ouverte, presque chirurgicale à la lumière crue de la lampe, barbouillée d'un sang qui l'impressionne autant chez les autres que chez lui -sa mère aurait un long soupir, en jetant ses gants maculés de dix sangs différents, « son digne fils » l'entendrait-il presque dire.

Puis il ouvre les yeux, roulant légèrement la tête sur le côté. « Si vous avez fini la bouteille, y'a Barnes qui doit en avoir au fond de la boutique. » De nouveau sa tête roule de l'autre côté, et alors qu'il s'apprête à offrir un sourire d'excuse à Jackie, il baisse les yeux sur la brûlure qu'elle lui griffe sur l'épiderme. « C'est bientôt fini ? Tu tiens le coup ? » lui demande-t-il en miroir. Ses sourcils s'arquent en un angle hésitant entre l'anxiété, l'appréhension, la curiosité peureuse.

Tu tiens pas en place. Quelque part, tu pourrais presque ressentir le stress du daron quand son fils gravit les échelons. La gorge serrée, les tripes qui s’emmêlent, les mains trempées, pas tout à fait, un peu chaude au creu des paumes, froides au bout des doigts. La jambe qui s’affole dans un tremblement discret, qui se lance toute seule, les pieds qui suivent les pas une centaine de fois. Les pupilles qui s’excitent, qui vibrent dans le blanc infini des yeux, comme un minuteur fou. La langue qui s’affole, les mots qui débordent de la bouche, qui gonflent les joues jusqu’à boucher les cordes vocales, briser la voix dans un tourbillon de stress infini. Heureusement pour toi, t’es pas comme ça. N’est-ce pas, Mal ?

La bouteille était déjà plus entre tes doigts et l’alcool fait pétiller tes neurones. Et plus les vapeurs d’ivresse épousaient ton esprit, plus ton corps perdait de sa tonicité. Tu devenais tout mou, tout doux, ton rire gras résonnait dans ta gorge et tes iris faisaient des tours complets dans tes orbites. Alors que Gang fait le fier avec le verre vide, tu t’étales contre son dos, la silhouette visqueuse qui grimpe et s’enroule comme un animal inconnu. « Jooooooseeeeeph Mooooonroooe. Vous avez fini la bouteille mon cher. Si je te dis que c’est demain mon anniversaire, j’aurais l’droit d’en avoir une ? Ou j’dois passer par la case tattoo ? Non parce que j’ai plein d’idées, vous savez ? ».

Tu te décolles de Gang -plus par peur que par envie, faut dire qu’il est confortable comme gars- retroussant tes manches courtes par dessus tes épaules. « Alors déjàààà … Je veux trop un petit dauphin. Ou non, un papillon. OU NON UN LION. Ouais non, c’est peu ouf les lions. OH UN ELEPHANT. … Mouais. OH OH UN RAT. C’est pas un peu crado ? Ouais, bref, je veux un animal bien stylé sur le haut du bras, juste là, avec des flammes noires tout autour, ouais, c’est grave stylé ça. Et euh … Oh, des petites fleurs parce que je suis un mec sensible. En tous cas, faut que les meufs le pensent. Puiiiiis euh … OH DES CRANES, les mecs qui font des incantations, ils ont toujours des crânes tatoués quelque part, c’est vrai. ». Ta main parcourt le long de ton bras, de long en large, au fil de tes explications. Et d’un coup, tu tires un peu sur ton col. « Oh oh OH et pour finir, sur mes pecs, je veux un portraits de vous tous, les gars. Et Jackie. Parce que je suis un mec sensible, j’vous l’ai dit, c’était pas une blague. En fait, si, mais non. ». Si seulement tu pouvais mettre tes conneries sur le compte de la boisson. Dommage, c’est inné.

Les deux mains de Jacqueline Young sont des pécheresses, mais ça elle l’ignore. D’une elle n’a pas été baptisée, de deux elle permet à quelques pirates de s’échouer sur le pont de son navire. Elle se laisse tromper par sa nature prudente, son perfectionnisme aussi handicapant que fructueux quand elle manie l’aiguille.

Le résultat quel qu’il soit ne sera pas effaçable, quoique beaucoup recouvrent leurs cicatrices au besoin, honteusement, celle-ci est une carte tracée de Lucky et toutes assemblées mènent à un trésor.
A son âge, Jackie pense avoir la chance de pouvoir manoeuvrer. L’outil est une espèce de bête pour la plupart des clients mais ce soir il est docile, il est maîtrisé, encore une fois elle le pense dur comme fer. Elle s’applique et derrière, le charabia des garçons est le feuilleton télé que l’on ne prend pas la peine de suivre.

En réalité elle ne fait que répéter la série de gestes qu’elle a calqués encore et encore comme ce soir dans le garage à la maison histoire de ne pas se louper.
Le garage était un lieu de merveilles et de terreurs aussi, Jackie aurait pu y construire une machine à remonter le temps, préparer un braquage de banque, mais c’était les Fire Fighters qui passaient en premier aussi expéditifs que des bombes avant un explosion, ils étaient priorité, elle s’acharnait donc à ce que tout soit en ordre.

Ils auraient pu la perdre mais ils la baignaient dans un calme olympien sans le savoir et elle n’avait pas été aussi sereine sinon au milieu d’idiots éméchés, s’occupant de marquer un garçon tout juste majeur à vie.

En plus d’échanger des oeillades pleines de sérieux avec Lucky, elle s’était froissé le nez entre deux points d’encre à essayer de lui dire: Tu ne veux pas non plus envoyer Gang et Mal s’acheter six packs de bière pendant qu’on y est? Mais très vite elle retombait dans la recherche d’un mouvement impeccable et Jackie comme à son habitude, se taisait.

C’est au milieu des bêtises de Grayson le tendre en devenir qu’elle lance: - Vous voulez pas amener un verre d’eau à Lucky? Elle compte inconsciemment sur la décence de Joseph pour garder les enfants dans leur bac à sable, il lui semble évident que le quatuor s’équilibre automatiquement.

Celui qui ne boit pas est celui qui s'ennuie, dit l'adage raclé sur les lèvres des ivrognes de Silver Grove. Lucky s'amuse pourtant des frasques de ses acolytes comme s'il avait lui aussi trempé les lèvres dans la bouteille-cadeau. C'est peut-être qu'à force de se côtoyer, ils se partagent par les rires soûls et les gags qui les précèdent jusqu'aux grammes qui leur courent dans le sang -c'est peut-être qu'il n'y a pas, en ce qui concerne les plaisanteries, de grande différence entre leur sobriété et leur ivresse. Mal qui énumère ses futurs tatouages, Joe qui considère d'un air dépité le vide intersidéral de la bouteille qu'il vient d'achever -les syllabes traînantes de Wes, qui s'entrechoquent contre son rire bon public. Peut-être aussi que l'aiguille qui lui picore le torse fait monter si haut son adrénaline qu'il plane de concert -seule Jackie, au final, reste ancrée au sol, retenant du bout de ses gants le corps en coton de Lucky.

Toujours est-il que lorsque Wesley lui tend le verre, il dirige vers lui le sourire solaire qui lui colle aux lèvres depuis de longues minutes. « Merci Wes, tu gères. » L'eau fraîche lui fait prendre conscience qu'il avait la bouche sèche, à force d'avaler sa salive sous l'inquiétude, maintenant dissolue dans l'encre que lui incorpore Jackie dans la chair. Chaque gorgée rince l'état extatique des trois comparses qui s'est déversé sur lui, rendant Lucky à son état premier : un fourmillement sur la peau, la tension des muscles, la tête se laissant aller contre le dossier. Wes achève le processus, quand il se penche sur lui en le coupant de Gang et Mal. « Ça va ouais, j'ai pas trop... Enfin ça va quoi. » Il grimace légèrement, baisse les yeux sur le tatouage -la vision du sang qui en remonte, se mêlant à l'encre juste avant que Jackie d'un geste sûr en éponge la peau blanche, le pousse à lever les yeux de nouveau vers Freckles. « Ça te rappelle des souvenirs ? » Une esquisse de sourire a réinvesti ses traits. Le tatouage de Freckles, discrète croix derrière l'oreille, premier de Jackie au sein de la bande, lui a été raconté peu après son intégration officieuse au sein de leur petite bande -chacun y avait évoqué son point de vue, tirant des rires brefs à Lucky, encore intimidé par la présence auxiliaire de Jackie, tranquillement assise à côté de lui, les gesticulations indomptables de Mal, expliquant la « trouille mortelle de Frecks », alors que Jackie n'avait pas encore posé l'aiguille sur lui.

Le bruit de l'aiguille s'est tu ; un silence religieux s'installe, comme ordonné depuis les hauteurs, au-dessus de leurs crânes de gosses enivrés de jeunesse et d'amitié. Puis Lucky, comprenant qu'ils y sont, relève les yeux avec une lueur de fierté immanquable. « Je fais officiellement partie du gang, maintenant. »