HUMAN?

Le nez dans les bouquins, la tête dans ses songes, Dora fait défiler les pages de ces ouvrages aux échos mythologiques. Voilà quelques jours déjà qu'elle a fait de la bibliothèque de Silver Grove son lieu de prédilection. C'est que Dora est en quête, perdue dans une épopée chimérique qui la possède corps et âme. Les mots de ce garçon résonnent encore dans sa caboche, une sirène qu'il a dit. Une sirène. Elle a envie d'y croire. Alors, elle essaie de comprendre, de déterrer et d'analyse la moindre information sur le sujet. Des contes fantastiques aux croyances anciennes, elle s'abreuve de tout ce qui lui tombe sous la main. Il y a d'abord les femmes poissons, celles qui ont bercé ses rêves d'enfant, ensuite il y a ces femmes harpies, semblables à des monstres cruels. Et puis, il y a toutes les autres, des ondines aux selkies en passant par les nixes. Tantôt nymphettes à la beauté sans faille, tantôt démons sorties des profondeurs des océans, la Barrow ne sait où donner de la tête. Elle se perd des heures et des heures, des jours et des jours, le crâne remplie et lourd, si lourd que la jeune femme finit par s'éteindre sur ces pages jaunies. On vient la réveiller quelques heures plus tard. La nuit est tombée, la bibliothèque va fermer ses portes et Dora est priée de quitter les lieux. L'esprit embrumé, elle tâtonne jusqu'à la sortie, non sans embarquer avec elle un ouvrage ancien. Demain, elle reviendra. Après-demain aussi. L'obsession la possède jusqu'à la moelle, Dora veut savoir.

Il l'observe depuis quelques temps, c'est qu'elle vient tous les jours. C'est la même rengaine qui se répète, la brunette s'enfonce au petit matin entre les rayons, se saisit des mêmes bouquins puis passe sa journée à contempler mille pages jaunies. Tantôt elle lit, tantôt elle écrit. Elle reste des heures et des heures, assise sur cette même chaise, jusqu'à l'heure tardive de la fermeture des lieux. Dino se demande si elle a une vie en dehors de ces bouquins. Une nuit, il la croise par hasard dans ce bar. Mais cette nuit, ce n'est pas vraiment lui. Il y a l'autre qui a pris possession de ce corps qu'ils se partagent. C'est celle autre qui la voit jouer de son piano, qui l'entend pousser la chansonnette jusqu'à tard, si tard que la nuit s'est changée en matin. Et puis le lendemain, il la revoit, cette fois-ci, c'est vraiment lui qui perçoit ces prunelles cernées qui trône sur en reine sur ce teint livide. La faute aux nuits presque sans sommeil qu'elle semble enchainer. Les jours défilent et se changent en semaine, et la curiosité vient piquer le nez du bibliothécaire. Il ne sait pas vraiment pourquoi, mais elle l'attire cette gamine. Il se dit que c'est la faute de l'autre, l'autre qui traîne la nuit et qui la contemple à sa place. Il laisse ce sentiment l'envahir. Alors qu'il range les livres qu'elle a laissé trainer, il se saisit de quelques textes et en lit quelques extraits. Il semble que la demoiselle s'intéresse aux sirènes. Une drôle de passion qui ne l'intéresse pas outre mesure, alors elle se met à perdre son intérêt, il se met à l'oublier. Il la délaisse, cette drôle de femmelette, désormais ces venues le laissent de marbre. Il poursuit son quotidien, entre la bibliothèque et l'église, entre l'église et la bibliothèque. De temps à autre, il se rend au bar pour rompre avec la lassitude de ses jours. Là-bas il parvient à la voir, lorsque la nuit n'a pas encore rencontré le jour, il la reconnait sans la connaitre. Il fait mine de l'ignorer, associer ses divagations musicales à un bruit de fond qu'il laisse s'envoler. Et puis, un jour, la mélodie est différente. Si différente. Cette fois, un voile opaque à recouvert ses sens. Le monde lui parait trouble, vitreux, il se sent tituber sur place et puis, c'est le noir.
A l'aurore, il ouvre les paupières,
sans souvenir de la veille.