faint of heart (noseth)

@Seth Ferguson

Nora Jane a contemplé la croix un long moment, après la prière. Dans le silence pieux de l'église, aucun souffle à même de troubler sa tranquillité ; les vibrations qui résonnent dans son crâne, quand elle capte des ondes feignant le vrai en dépit des intentions, se sont dissoutes dans la vision absolue de la grande croix en bois. Sans cet instant à elle, ce petit morceau de rien où son cœur n'est pas soumis au rythme des mensonges, les veines de Jones se boucheraient sous le surplus de faux-semblants et de trahisons voilées -celles des autres, surtout les siennes, caillots d'infidélités menaçant de faire rompre ses canaux sanguins. NJ s'en abreuve encore une longue minute, droite sur le banc en bois. Puis elle se lève, et quitte la maison de Dieu à cette heure du jour quasi-déserte.

La clarté du ciel l'aveugle, en sortant de la pénombre. Remettant en place les barrières qui la protègent du monde, elle sort de son sac ses lunettes de soleil ; les deux nuages bleus tissent un écran bienvenu contre la pureté crue du soleil. « Bonjour NJ, belle journée. » « Mrs. Holiday, bonjour. » Un sourire se dessine sur ses lèvres tandis que Gabrielle Holiday la salue. « Jolies lunettes », fait-elle en les indiquant du regard, plissant le museau comme une renarde malicieuse. « Merci, ce sont mes préférées. » Cadeau de Wes pour son vingt-cinquième anniversaire ; NJ repousse encore l'échéance des mensonges avec des banalités sur le parvis de leur petite église, le torse léger sous la petite croix en argent qu'elle porte depuis l'adolescence. « Comment va Fiona ? » « Elle va bien, je crois. » De légers picotements s'accolent à l'intonation prudente de Gabrielle -après tout, ce n'est pas parce que sa fille a tourné les talons devant l'autel qu'elle ne souffre pas des conséquences. « On a eu peu de nouvelles, depuis son départ. » Les picotements laissent place à l'onde tranquille de la confession ; NJ, libérée de sa crainte, esquisse un sourire désolé. «  Ça ne doit pas être facile. » « Ah, ça ! C'est encore trop tôt pour tout le monde... » Tout le monde ricoche doucement contre le nom de Ferguson. Le sentant toutes les deux, elles chassent le sujet de discussion d'un regain d'éclat dans leurs sourires respectifs. « Je dois retourner travailler », commence NJ, ce à quoi Gabrielle enchaîne : « Je te vois dimanche ? » «  Oui oui, bien sûr. » Elles se quittent ; NJ, après un bref coup d'oeil à sa montre, remet correctement son sac sur l'épaule, et bifurque naturellement de sa trajectoire.

Derrière l'église, c'est un ersatz de cette plénitude intérieure ; si les bruits de l'extérieur s'y sont greffés, aucun n'est assez fort pour briser complètement l'enclave paisible où Nora Jane s'est réfugiée. Même quand des pas se font entendre ; par réflexe, NJ retire rapidement la cigarette de ses lèvres, la coinçant contre le briquet entre ses doigts.

La coïncidence la ferait presque hoqueter. Figée dans le geste, elle détaille un instant le visage de Ferguson ; ce sont les larmes qu'elle y trouve qui l'immobilisent, statue stupéfaite par ce décalage flagrant. Le chagrin tabou de Seth, contre la banalité d'une cigarette. « Tu fumes ? » demande-t-elle en relâchant la pression de ses paumes, découvrant un paquet de blondes qu'elle lui propose. « Tu peux rester si tu dis rien à ma mère. » Le surveillant du coin de l'oeil une seconde, elle cale finalement le filtre à sa bouche.

Trop tôt pour tout le monde lui semble être un bel euphémisme, devant la taille de ses larmes de crocodile.

Le garçon inconsolable passa une main moite sur le devant de la carte, elle était aussi bleue que le ciel dehors en train de s’acharner à le faire sourire, elle était rectangulaire, de taille normale et cornée sur la gauche. Il était au milieu du service quand sa collègue l’a tendue vers l’infirmier avec un petit tremblement des épaules. Ils tentèrent d’identifier le timbre ensemble mais il avait été recouvert par un autre et encore un autre. C’est quand elle a dit Fiona que Seth a commencé à s’étouffer boule de coton après boule de coton dans la bouche, il a reconnu ses pattes de mouches, car sans vouloir brûler les fleurs jamais jetées par Fiona Holiday, elle n’avait pas une jolie écriture, non. Seth pouvait lire quelques mots dont « bises » et il ne chercha pas à déchiffrer le reste. Il dit à la petite avec des bouclettes: - Dis pas à sa mère que t’as reçu ça ok? Tu passes tout à l’heure? et elle avait hoché la tête.

Bises, il patina dans le couloir et s’occupa de nettoyer les quelques brancards, il salua la voisine à tête de panda, parce que c’est l’animal auquel l’associait Helga et ensuite il se planta dans les toilettes pour se savonner les mains plusieurs fois d’affilée. Les extrémités de son cerveau si ça se trouve manquaient d’espace pour progresser, Seth ne s’inquiétait pas du nombre d’informations qu’il envoyait valdinguer. Il revoyait Helga en train d’articuler - Relâche! les coudes repliés près de la tête avant qu’elle ne les déploie vers l’avant, elle disait que Seth était en rééducation.

La tête prête à rouler sur les épaules il décortique le ciel en grimpant sur sa bicyclette pour aller prendre l’air. Pas un nuage. Ah si deux, deux espèces de fantômes à moitié aspirés dans le pétant de la couleur des cieux. Seth patine dans le voisinage, Helga l’accuse de traîner sur les trottoirs telle une légende urbaine. Fais gaffe, dit-elle du haut de ses dix-neuf ans, ils vont finir par te donner un nom et t’as survécu au lycée sans, c’est un exploit Sept. Sept, quand on y pense sept, le chiffre porte-bonheur.

Chiffre porte-bonheur tu parles.

Ses freins couinent au carrefour de l’église. Il a perdu son endurance à force de traîner à la maison et halète. Seth n’est pas en colère contre elle, d’ailleurs être en colère contre un bâtiment, il avait quel âge? Il s’excusait quand il cognait dans un meuble! Il atterrit et effaça la traînée de retours au plus beau jour de sa vie. Il n’en voulait pas à sa tête non plus qui avait enregistré ça, parce que c’était mémorable comme disait Helga. Maintenant il allait pouvoir hanter les fiancées de Silver Grove dans son deuil bizarre, c’est comme ça qu’elle en parlait. Ils n’étaient pas revenus sur l’incident de la robe, Il se rejoue la scène parfois, il ne va pas mentir. Il la voit monter les marches avec la famille complète, vraiment il ne manque personne, même l’oncle dont personne en peut se rappeler le nom.

Seth a le coeur qui ralentit comme si quelqu’un était en train de monter sur un stratocumulus, son nez le chatouillait, il descendait gauchement de sa monture et en ne trouvant pas ses deux fantômes en l’air, Seth était absolument en vrac. L’intérieur de la poitrine en train de s’évaporer il s’approcha de l’église, il parlait avec mentalement, elle était plus présente que la plupart de ses amis après tout… s’excusant de baisser les yeux pendant la messe, s’excusant de chercher Fiona dans les recoins alors que les humains n’étaient pas microscopiques ou pliables parce qu’ils faisaient en général un mètre soixante quelque chose. Les lueurs de ses sanglots n’allaient décidément pas avec la météo.

Au carrefour entre les mauvaises habitudes et les autres, Seth atterrit dans le croissant tranquille qu’est le dos de l’église, le visage dégoulinant il prend Nora Jane la main dans le sac et très franchement comme toutes les autres fois, il veut faire semblant de n’avoir rien vu. Ni le contour soyeux de sa tête, ni ses amandes tranquilles et cherchant à rivaliser avec les étendues de ses nuits sans rêves parce que ce n’était plus, ne serait sans doute plus ses affaires. Les cils de Seth se plient dans l’effort quand il ravale ses larmes. - T’es gentille. Il tapote une de ses tempes, au niveau des branches de lunettes de soleil qu’il ne porte pas du tout et dit à Nora Jane: - Tes lunettes là, tu veux qu’il fasse moche ou quoi?

« C'est là que Nancy Washington a débarqué, ça a été la m... » « Chtt. » Le chuintement de Judy l'aiguille autant que le brusque changement de trajectoire de ses yeux dorés. NJ détourne d'un même mouvement la tête vers leurs cibles : Holiday et Ferguson viennent de dépasser l'angle de l'église, main dans la main, et s'interrompent à leur tour dans leur conversation pour détailler l'image qui détonne, contre les pierres pieuses de l'édifice. Lane et Jones, cigarette au bec, tirées à quatre épingles dans leurs tenues de travail ; devant l'incongruité de cette rencontre, semblant déplacée sitôt que les portes de l'église sont franchies, ils se sourient en gardant entre eux la ligne invisible tracée au sol des convenances. Ni confrontation ni matche-double, plutôt un accord tacite entre complices : laisser les icônes de pureté disposer elles aussi de leurs secrets de polichinelle. La cigarette, le langage châtié, et puis, en déportant son attention sur Seth, légèrement en retrait derrière sa renarde, on ne saurait trop dire si NJ efface ou au contraire tire imperceptiblement un sourire au coin de ses lèvres.

Il n'en a jamais été fait mention, avant aujourd'hui. Mettre les mots sur ces dialogues inarticulés est la première des tâches à laquelle sa langue s'attelle, précédant et les larmes et l'embarras du chagrin barbouillé sur les paupières gonflées de Ferguson. Les choses au clair, ne serait-ce qu'au sujet de la cigarette, NJ lui laisse son paquet et observe ses yeux délavés derrière le filtre de ses lunettes-nuages. Les larmes sont aspirées ; il n'a pas l'air de vouloir pleurer plus, du moins pas tout de suite, devant les cumulus azur de Jones. « C'est des nuages de beau temps. » Elle remonte les lunettes sur son front et les cale sur le haut de son crâne, ramenant ses cheveux lisses en arrière.

Sans l'écran du ciel, elle perçoit nettement l'aura grise qui s'accroche à Ferguson. La pluie qu'il a dans les yeux lui trouble la vue, au point de prendre pour du mauvais temps la météo claire affichée sur le visage de NJ. L'orage intérieur est enfoncé loin dans les terres, derrière la chaîne de montagnes que forment ses pommettes, scotchées là-haut comme si elles étaient constamment prêtes à orner un sourire. C'est ce qu'elle devrait d'ailleurs faire, là tout de suite : sourire poliment comme quand ils se croisaient avec Fiona, chasser les signes annonciateurs de tempête, ceux qui filtrent quand le baromètre aiguisé du regard de sa mère n'est plus là pour déceler chez sa fille tout changement inquiétant. Sois belle, aimable et surtout tais les mystères.

Des années de Cluedo, bien que reléguées dans un vieux carton au grenier des Jones, ont néanmoins fait que NJ peine à résister, au mystère de l'apparition soudaine de Seth -d'autant plus qu'il lui est impossible de lui demander, si près des larmes. Est-ce qu'il a croisé Mrs. Holiday, en venant ici ? D'ailleurs, est-ce qu'il ne devrait pas travailler, au lieu de traîner à l'arrière de l'église -est-ce qu'il priait ? Est-ce qu'il passait là par hasard ? NJ tire sur sa cigarette, et, analysant les hypothèses, glisse une main dans la poche de sa jupe. « Tu travailles pas aujourd'hui ? » C'est la seule question qu'elle peut lui poser -que n'importe qui, à leur distance, peut poser sans avoir à subir un nouveau torrent de pleurs. NJ est prête à subir les grésillements de l'approximation, du mensonge, et du déni ; elle peut bien ça, pour ce fiancé planté au pied du bonheur conjugal qu'elle détient, elle, encore au bout des doigts -lui demander s'il va bien lui paraît gauche, brutal, quand brille encore dans ses yeux une profonde détresse.

- ... de beau temps hm... eh-- ça change tout! Défilé de corps cotonneux au dessus des têtes matées de soleil. L’accent de Seth, entre le calme des berceuses de l’enfance improvisées par sa mère d’adoption, le grave de la mentalité géométrique de Ferguson Senior se tasse et laisse passer entre deux cellules en coma, ruisselant, un sourire, celui auquel il est abonné par défaut.

Après la messe, quelques mètres plus loin, hors de la zone de cache-cache où un vieux poulailler tombe en décrépitude, Seth attendait l’amie commune sur le trottoir. Fiona sortait, ils se tordaient les phalanges à les lier par excès d’habitude, piaillaient à propos des préparations de la fête de Thanksgiving ou du prochain feuilleton qu’elle allait suivre une fois que son père viendrait la chercher et le mouvement de balancier de Fiona suit le rythme de l’ombre sur le crane de Nora Jane Jones. Heureusement Seth n’est pas un bout du ciel pour voir et n’a pas l’énergie pour en arriver à une telle conclusion.

Tout le sanglot aspiré dans sa phrase s’évapore. Jones pourrait voir les molécules grimper par dessus l’église. L’endroit comme vaisseau temporaire auquel il a droit à la pause déjeuner est autant le lieu de la débâcle que celui du repos. Plan de lumière sur NJ, deux lettres inégales rarement prononcées par l’infirmier, elle garde le blanc des yeux du garçon fidèle à leur maison commune en suspens. Seth a en mémoire nombre d’après-midi, matinées, soirées avortées face à la Nora Jane du comté, marques floues de politesse à distance car les secondes qui suivent, il balaie des larmes. C’est qu’il est humain, mais voilà, ça se tait. Un ange passe.

Ou s’arrête? Si, si j’ai eu envie de grimper sur mon vélo et voilà. Le tabac incendie le visage de Seth pendant que les étages brûlent mais il est tranquille et préfère gigoter au fond de ses baskets, un air d’Oasis lui remontant par à-coups. Ferguson dodeline. Doucement le goudron pousse contre les joues du fils du médecin de la ville, la liste interminable des composants remonte à la surface dans un discours préventif prescrit deux fois par an minimum. Seth est ému par l’attention puant les colles de pansement de son paternel et il ne se trouerait pas les poumons volontairement. Avec mollesse le bleu des yeux de Ferguson roule vers Jones sauf que le mélange est insoluble. Un bête éclat de génie fait bondir la conversation. Si tu finis ta cigarette avec moi, possible que je me taise.

L’index, le pouce et le majeur de Seth flottent dans le coin secret près du bec de Nora Jane, Seth prenait la moitié d’un risque et c’était un bon compromis. Un potentiel cancer ça ne se divise pas, tant pis.

C'est peut-être pour ça qu'elle l'a quitté, se dit Nora Jane en le regardant dodeliner du chef, du coin des yeux. Fiona et elle sont, plutôt étaient, ce qu'on désignerait comme de bonnes copines : une amitié effleurée du bout des doigts, lorsqu'elles s'avancent l'une vers l'autre, quittant leur îlot de connaissances respectif, pour se sourire entre deux casiers, parler prochain entraînement de pom-pom girls, évoquer dans les vestiaires les parallèles et les différences des petits amis parfaits qu'étaient Seth et Dorian. Leurs discussions se sont étiolées quand s'est brisé le cercle de filles, échantillon du microcosme du lycée ; bien vite, elles ont été espacées par les sourires polis et les saluts à distance, les bribes plus brèves échangées à la faveur des activités de la paroisse. Entre elles se sont mises l'âge adulte et les responsabilités, les attentes foncièrement différentes sur le fond, en dépit de la forme similaire exacerbée par le filtre lisse de l'école. Quand NJ s'y enfonçait comme une grande, avec ses alternances entre sourires sages et poses sexy, Fiona s'est libérée totalement du carcan qui l'oppressait ; et la vision de Ferguson sur son vélo, Ferguson et ses airs timides, tout juste assez pour inspirer une confiance fondante comme du chocolat, Ferguson et ses yeux océan où pourraient se noyer les gloussements de filles en bikini rubis -mais comme c'est un gentil garçon, non, il n'est fidèle qu'à une et à une seule, même maintenant qu'elle n'est plus là- laisse entrevoir à Nora Jane le pourquoi du comment Fiona Holiday a, alors qu'ils semblaient filer le parfait amour, planté devant l'autel son fiancé chéri.

Tiens, c'est intéressant, ça. Comme s'il avait entraperçu la vision vanille-fraise fleurissant dans le cerveau de Nora Jane, Ferguson s'enhardit -pire même, il innove. Son regard bleu-rouge, cerclé par les pleurs passés et préparant ceux à venir, s'est porté sur elle et NJ le considère un instant, son expression légèrement surprise -la mesure, toujours- disparaissant en un decrescendo régulier. Il est sérieux, en plus.

NJ expire avec un léger rire, créant des cahots dans la fumée qui filtre de sa bouche en coeur. Elle lui passe la cigarette quasiment entière, moins deux bouffées gourmandes. « Tiens, c'est bien parce que je sais que toi, t'es un type propre. » Contrairement à la moitié des fesses ornant les bancs de l'église le dimanche, pense-t-elle assez fort pour qu'il l'entende, tout en tirant sur les cordes de cette communauté particulière qu'ils partagent depuis toujours. Car à un autre de la paroisse, elle aurait sûrement refusé, par principe, de partager sa salive -il y a des limites corporelles à sa générosité de chrétienne. La solitude de Seth lui apparaît, par ce geste, dans toute son ampleur ; cette demi-cigarette, c'est comme couper en deux, même brièvement, la douleur d'être seul. « On est quittes pour le secret, même si ton père c'est -clairement- pas ma mère... » Avec un roulement d'yeux éloquent au "clairement", NJ replace un des bracelets qui a glissé de son poignet jusqu'à son coude, le faisant tinter sur les autres dans le silence de ce début d'après-midi tranquille. Elle trouve parfois le père de Seth sous leur porche, à siroter une bière en compagnie du sien -il a toujours pour elle un « Hey kiddo ! » affectueux et un sourire d'ours bienveillant. « Tu vas aller prier ? » Jones demande simplement, croisant ses mains derrière son dos tandis qu'elle se laisse aller contre le mur de l'église. « Y'a Betsy Reynolds qu'est là, mais si tu te mets devant, tu l'entendras pas marmonner sur les infidélités de son mari avec tout le comté... » Un nouveau sourire a investi ses lèvres ; Betsy Reynolds est une championne du soupçon bien connue dans leur église -soupçons de fait fondés au vu des tendances lubriques de Harry Reynolds, dont les regards ne semblent épargner personne à la Messe. « Y'a Gabrielle Holiday, aussi. Je l'ai croisée tout à l'heure. » Ses yeux en amande gardent leur forme, alors qu'elle le prévient gentiment de la présence de la mère de Fiona -plutôt que d'emprunter une expression désolée, elle préfère guetter si sur ses traits apparaissent les signes d'une pluie prochaine.

Sous ses airs de nuit de solstice, il écoute la fille au prénom enjambé comme jumeaux séparés à la naissance, Nora Jane Jones figure nombre incalculable de fois dans la vie de Seth, dans un coin de décor ou bien pointée du doigt. C’est l’auteure même d’une de ces descentes de halls, les doigts aux bretelles du sac à dos dix ans en arrière, les fronts des élèves plissés quand elle pénètre la cafétéria, on remet en question la pomme ou la banane? Seth piquant du nez sur l’épaule de son grand amour ou Le bout de frange dépassant au bord du rayon dans la distance exacte entre légumes en conserve et sauces cuisinées en pot devant lequel Ferguson se tient sur la pointe des pieds pour attraper la version épicée, ou la troisième rangée plus haut au cinéma pour la séance du soir, le brillant aux yeux, le coude touchant un autre coude pendant qu’en bas un brun aux yeux bleus s’étouffe sur un pétale de maïs soufflé, le bref mouvement d’épaule aux barbecues Ferguson qui veulent dire bonjour mais qui ne parlent, ni à l’un ni à l’autre.

Aujourd’hui elle prend le rôle régulier dans la croisade imprévue des bouffées illégales du contour de l’église et enfile même le premier costume de la scène d’introduction. Seth et la mystérieuse  figurante font donc ça dans le dos des parents et à l’âge où l’on pense que le lycée est bien derrière nous malgré ses poursuites, à l’âge où échanger une clope est un facteur à risque dans le développement d’une photographie papier digne de ce nom. Le jour le plus long de l’année pourrait prendre fin pour Nora Jane au moment où elle tend la braise d’une cigarette à Seth Ferguson, on attend le bruit de clapet, le « Coupé! » prévisible. Il n’arrive pas.

Dans la proposition, entre le moment où Seth pince le filtre de la cigarette et le reste, ils ont au dessus une flèche pointant « parfait » et « parfaite » — suivi d’un bruitage familier, c’est Seth qui recrache la fumée. Le bâton reste mollement attaché à Seth, il l’éloigne et tousse un bon coup, l’oeil humide avant de tranquillement reprendre une taffe plus modeste. A ses yeux des pliures, il avale son rire avec le tabac. - Il est un peu tard sur ma pause et me connaissant si je rentre, je sors pas… Le fils Ferguson regarde en l’air, il n’aime pas dire à voix haute que l’envie lui manque, l’envie et la foi ne font pas jolie paire de mots: On l’a ou on l’a pas.

Vingt-quatre ans, presque plus et il a l’air de sortir d’une piscine de balles colorées, les pointes des cheveux électriques, en avant et en arrière comme après avoir sauté d’une balançoire par provocation enfantine. Seth approche parce que le vent tourne et en veut à la cigarette, comme quoi ils sont épiés où qu’ils aillent. L’infirmier tend l’objet d’un meurtre mutuel à Nora Jane et reprend : Ouais? Ça fait un moment que je l’ai pas vue, mais c’est cool, c’est cool. Seth passe les doigts dans le nid qui lui sert de cheveux pour y remettre de l’ordre, fébrile. Il bloque plusieurs entrées à la conversation, notamment son besoin malade de protéger les allers et venues de Fiona à travers le pays, éviter de donner une piste à sa mère, en sourdine autant que lui, et plus il ignore ses observations personnelles, mieux il se porte, c’est un auto-sauvetage. Mais eh, c’est quoi un type propre? T’es sûre de pas jouer au bingo avec moi pour le coup?

Les mirettes de Nora Jane suivent le geste et restent accrochées aux cheveux de Seth. Elle n'avait jamais vraiment fait attention aux épis qu'elle décèle, maintenant qu'elle y porte sérieusement les yeux, et comprend pourquoi Ferguson entretient cette coupe courte, jugée aussi barbante que sa garde-robe par les hautes instances de la mode de Silver Grove -soit Judy Lane et elle, en office depuis que NJ a troqué la moitié de ses effets BCBG pour un style plus actuel, coachée par les bons soins de sa future meilleure amie. Les mèches sagement désordonnées s'inclinent docilement sous le plat de la main de l'infirmier, sauf une, ayant visiblement des choses à dire à cette paume qui ratisse sans y avoir été invitée. Encore une belle analogie représentative de Seth, que Nora Jane tisse en caressant le filtre de la cigarette du bout de son pouce.

La pommade est répandue sur son cuir chevelu comme un gel invisible, retenant les pensées parasites à sa cervelle à l'état critique - « cool, cool » résonne aux oreilles de NJ, qui plutôt que d'insister, le laisse se soigner avec les moyens du bord, et cale le coude tenant l'industrielle sur sa main opposée, tout près de son corps longiligne. « Un type propre, c'est un type qui me refilera ni la chlamydiae ni le choléra en partageant une cigarette. Tu comprends mieux pourquoi je te classe hors-concours ? » Un sourire se dégage quand elle tire sur ladite cigarette, pausant une seconde à peine, qu'il digère la familiarité où elle vient brusquement de plonger sa patte blanche sans préavis. « Et puis ton look, ça crie clairement que tu... Prends soin de toi. » « Plies tes caleçons comme le fils Monroe » a failli s'échapper de ses lèvres rosées ; la pirouette de dernière minute lui permet de garder quelques écailles aimables, brillant irréprochablement sur sa peau satinée. « Peut-être un peu trop », rajoute-t-elle avec un regard pour le logo WWF sur lequel donne la chemise ouverte, bleu sur panda, le jean à la coupe ô combien peu avantageuse sur un jeune infirmier de moins de cinquante ans. « Où est-ce que tu vas t'acheter tes vêtements ? » Revenant à ses yeux aigue-marine, elle lui rend la cigarette, bouffée pour bouffée, question pour question. Quand on voit que le plouc du village s'habille comme une rock star et que la potentielle rock star s'habille comme un plouc, on se dit que vraiment à Silver Grove, rien ne tourne véritablement rond.

Avec un tant soit peu d'effort, une simple pichenette pour lui donner de l'élan, Ferguson ferait fureur des midinettes pré-pubères jusqu'aux vieux éclopés de l'existence. Et puis, au-delà du succès dans lequel il serait prématuré de le jeter, au vu des larmes intérieures, NJ a l'impression d'avoir devant elle un diamant qui se prend pour un bête morceau de calcaire.

- Target? La bombe explose et la détonation trace sur la figure de Seth jusqu’à activer ses zygomatiques, en lâchant le mot interdit il déploie dans l’air de Silver Grove un vent de panique dans les dressings sans fond des habitants. Seth est à l’aise dans ses chaussures toutes mâchées, le logo sur le côté perd pigment sur pigment et pendant ce temps sur la face il prend des myriades de rouge car il voit rien que sur le bout de nez de Nora Jane décoller les dernières étincelles du choc. Ses deux petits nuages l’intriguent et il en fait son point de repère dans une conversation déboulée de nulle part. Target, Seth voit le logo rayonner devant lui et il est deux doigts d’entamer la chanson du top cinquante la plus diffusée pendant son braquage au grand magasin de la décennie.



L’animal imprimé sur son t-shirt fait la moue lorsqu’il se gratte le menton. Il est tombé sur les dénivelés de Nora Jane et les coupures sont dignes des magazines, il sait que Maman s’arrêterait volontiers pour l’admirer elle plutôt que les unes flashy et enflammées entassées sur les tables basses et rondes du coiffeur, d’ailleurs il se demande si Nora Jane n’est pas une de ces filles qu’on arrête dans New-York, cette ville construite de rêveries dans son imaginaire pour lui demander si elle veut devenir la vedette de la dernière série télé à la mode. Helga a la bouche grande ouverte devant mais dès qu’on la surprend à suivre le feuilleton, la voilà en train de se jeter sur ses enceintes pour lancer du Joy Division à fond les manettes. Ferguson ne dit pas qu’extatique Fiona avait ramené le t-shirt dérivé de la bruyante association en lui jetant au visage, qu’il le traînait d’un lundi sur l’autre en tâchant de ne pas y associer quoique ce soit, surtout pas sa petite danse en petite culotte dans leur salon vide.

La fixette de Ferguson sur Jones le distrait, ne dure que le temps de voir passer la fumée entre Nora Jane et les démarcations du coin jugé top secret, Seth replace les deux côtés de sa chemise pas repassée pour montrer qu’il y est très à l’aise. C’est comme travailler en pyjama, c’est un peu le rêve Nora Jane... Seth cligne rapidement des yeux avant d’y passer la main, il n’a pas pour habitude de traîner avec les collègues fumeurs au dispensaire mais il a malgré tout la déformation d'un ours en peluche au milieu de la bouche; celle donnant l’impression que son sourire ne va s’arrêter ni aujourd’hui ni demain. Toi aussi t’as l’air d’un type propre. Seth va s’aveugler de soleil après sa petite constatation. Enfin, sauf pour ça. Il pointe du doigt la coupable, la cigarette. Tu vas nuire à ma réputation. 



L'infirmier s'attarde, sage, ses vagues qui le sont tout autant font leur bout de chemin jusque la frimousse de Jones derrière les lunettes légendaires, annonciatrices d'éclaircies, parait-il et il s'approche, fait un entonoir avec ses mains, tente d'attraper les restes de Lucky Strike, y met du coeur.

Le coin des lèvres de Nora Jane se retrousse, d'un air de dire qu'elle l'aurait parié.

Target, le lieu de shopping favori des ménages modestes et des fashion terroristes dont elle a un parfait échantillon, arborant ses chaussures en toile sans marque à la lumière généreuse du soleil de juin. Ce genre de spécimen les dépasse, Judy et elle ; depuis que sa meilleure amie lui a inculqué les bases de la mode new-yorkaise, NJ déplore souvent d'avoir deux yeux relativement fonctionnels pour les poser sur le manque de goût flagrant de Silver Grove. Heureusement, Dorian a écopé de son éducation de fils de un sens du style certes classique, mais impeccable ; une oasis reposante pour ses mirettes aiguisées, dans un désert de sandales sur chaussettes.

Dans sa blouse étroite, légèrement satinée, limitant considérablement l'amplitude de ses mouvements, Nora Jane est bien heureuse d'avoir, à la réception du Wilderness,  à effectuer l'essentiel de son office sur les traits lisses de son visage, qu'elle rehausse pour l'occasion d'une teinte d'amabilité toute professionnelle. Travailler en pyjama, non, très peu pour elle -et puis, selon les dires, Ferguson n'aurait pas porté de pyjama depuis l'hiver 1982. Une information de première main, lui a assuré la bouche huileuse de Roger, qui tiendrait lui-même les faits d'Alien Gretha.

Est-ce que c'est un compliment ? Le retour à l'envoyeur lui semble saugrenu, le terme inapproprié à sa condition de femme, pourtant soulignée des pieds à la tête, jusqu'à l'intérieur pailleté de son crâne formaté par des années de conditionnement aussi inconscient qu'intensif. Et puis, il y a plus délicat de lui dire qu'elle aussi, elle n'a pas l'air d'être du genre à lui passer une maladie sexuellement transmissible...

Nora Jane, magnanime, choisit de passer l'éponge : Ferguson est un gentil garçon qui, dans son état de déprime sensible, doit être inapte à communiquer proprement avec le beau sexe. « Que veux-tu que je te dise, même les « types propres » ont leurs travers », répond-elle avec un haussement d'épaules qui fait remonter son haut, créant un pli peu esthétique au-dessus de sa jupe crayon. Instantanément, elle en lisse le tissu souple, et coule à nouveau son regard vers Seth. « Si tu promets d'aller faire un tour à Gap dans la semaine, possible que je me taise. » C'est du cinquante-cinquante, semble assurer son expression impassible : enterrer ensemble le pacte secret de la cigarette, dans le dos de l'église où ils ont tous les deux grandis. Son regard tombe sur la fin de la cigarette, et elle détourne les yeux, achevant d'inspecter sa tenue, qui se doit d'être impeccable sitôt qu'elle aura retrouvé la sphère publique des regards. « Tu peux la finir, en gage de bonne foi. »

Avec les heures sèches du début de l’été, il pensait à Fiona Holiday dans sa robe de mariée, assise à l’ombre d’un vieil entrepôt perdu, dans l’Arizona, les herbes montant jusque ses genoux, la tête des fleurs couleur sable l’attaquant et, férocement mais pas trop, elle virerait les brindilles en tirant sur une cigarette, à la manière des Judy et Jones croisées des années durant à la veille d’une rébellion. Il se plaisait à croire qu’elle vivait une aventure alléchante où le soleil marquant jusque ses paupières toutes blanches lui donnait la motivation de conquérir l’univers entier, quoiqu’il se doutait qu’elle avait jeté le voile dans une benne à ordure, comme il avait fait avec sa tenue de rêve. 



En comparaison il trouvait une certaine justesse à l’existence d’une telle garde-robe pour l’homme qu’il était devenu sur la durée. Les confections les plus banales, qu’il s’agisse d’un choix de tenue ou d’un petit-déjeuner rapide dans le calme de la grande baraque à rénover le propulsaient dans un monde cotonneux ou il risquait moins de s’érafler contre les pics dissimulés des gens comme Nora Jane, bien ancrée à son quotidien, prête à repartir après la saisie de ses organes par la société à moitié renversée par une passion mordante pour un accessoire de cinéma. Il ne pouvait pas exactement dire s’ils aspiraient le tabac ou si le tabac se chargeait de leurs cas, ou en l’occurence de leurs trachées.
C’est pour ça qu’il acceptait son offre, pour ça qu’il attirait le réduit assassin jusque sa truffe de gamin ramené par accident des années après le quinzième anniversaire pour tirer, sans se presser. - Et moi, je dois prendre soin de ces poumons, Seth argumente d’un ton sérieux pour désigner la fumeuse.  



Alors marché conclu. L’infirmier a visé le toit de l’église avant de tendre une main décidée à Nora Jane. Et peut-être dans son absence de multiples couches était-il ennuyeux, dans ce blocage au coeur d’un individualisme moelleux, qui ne semble faire de mal à personne sinon ce fiancé laissé pour compte. Seth observait, les mains voltigeant avec indifférence d’avant en arrière que l’on aurait pu rajouter deux petites pièces de verre poli et jaune, en forme d’éclairs sous les lunettes de Nora Jane Jones, il n’aurait pas cillé.



Au pire, il lui aurait dit qu’elle avait vraiment un truc, que n’était pas sa désinvolture dans le contraste église-auto-condamnation à une mort prématurée, ni le tranchant de ses pupilles pendant l’accord, seulement la météo furieuse enclenchée dans son regard qui aurait cassé le pacte du beau ciel bleu couvrant tous leurs méfaits. Une bouffée de plus et Ferguson se déleste d’une longue tracée blanchâtre filant dans l’air, un crachat de surprise saccadé qui suit le contour de sa complice improvisée. Seth voit la clope mourrir à grandes enjambées et lui reprendre un coup de flamme au museau, comme si on l’avait tapoté sur l’épaule, encouragé.