from outer space (micky)

Le bip s’implantait dans son cerveau à mesure qu’elle enchaînait les articles sur le tapis roulant, c’était un sacré nombre de paquets de pain de mie mais elle ne faisait pas attention vu les quadruplés de l’ancienne Miss Oregon de 1982 en train de gigoter dans la poussette, poussant des cris à la manière d’oiseaux chétifs attendant la becquée dans un dernier supplice. Elle commençait à trouver le rythme prenant, ça lui rappelait une de ces chansons hurlantes qu’aurait passé Malcolm à bord de Fire Fighter, sans s’en rendre compte elle s’était dandinée.

Dans le supermarché les rayons faisaient un superbe défilé pendant que la jeune femme au gilet rouge tentait de compter le nombre de pièces jaunes dégringolant au fond de sa main. Jacqueline était habituée au manque de traitements de faveur à sa caisse, sans doute parce qu’elle ne prenait pas la peine de mettre de l’émotion dans ses « bonjour, bienvenue chez Goebel's General Store, ici le client est roi » après la cinquantième danse de yaourts minceurs accompagnés de sa volaille sous vide et d’un kilo et demi de beurre pâtissier. Passé ce stade elle se transformait à moitié en automate.

C’est le moment qu’elle choisissait pile pendant le trou de quatorze heures pour se dresser sur l’appui de son tabouret et s’étirer comme elle pouvait, plantant une jolie paire de baskets sur le vieux siège pété et enfoncé par les années en face d’elle.

Traditionnellement, l’avis de tempête se levait dans ces eaux-là, une furie de sexe masculin avec un penchant pour la catastrophe de rigueur se plantait devant son nez et déblatérait quelques tornades lui fonçant droit dans le myocarde: Elle était parée, comme toujours. Jackie ignorait simplement que ce qui frapperait serait tout droit… venu d’ailleurs.

bonjour ~ !
ton chantant, sourire aux lèvres. sa gueule de gamin et ses cernes pas possible font juste de lui un type louche, mais il a l’air de s’en foutre complètement, jouant la carte du client modèle et sympathique. ses intentions sont floues : est-ce qu’il est là pour taper la discut’ ? ou juste payer son paquet de pq banalement déposé sur le tapis roulant de la caisse ? ou autre chose ?
micky fait partie de ces gens un peu vicieux, et en même temps trop sympa pour que ça soit vraiment méchant. cette jeune femme, là, il la connaît. les circonstances de la rencontre sont ce qu’elles sont, mais elle a un petit quelque chose qui le fait hausser les sourcils d’étonnement. étonnamment surpris parce cette dame, en fait - dame, quel goujat. elle est sûrement plus jeune que lui.

ehh, j’vous r’connais ! son sourire est plus grand encore. il ne la reconnaît pas, il est délibérément venu à cette caisse pour lui parler.t’es une pote de mal, nan ? au diable le vouvoiement. c’est stupide. cela a beau être de rigueur quand la jeune femme enfile son gilet rouge, micky perce cette barrière avec un tournevise rouillé : celui de sa connerie. c’est cool d’être venu le chercher au poste. j’sais pas comment il aurait fait sans toi ! son rire s’apparente à celui d’une pintade plus qu’à celui d’un jeune homme viril de presque vingt six ans. enfin... enfin. déso de l’entraîner dans des galères pareilles. on est grave potes maintenant, en vrai ! bla, bla ba. ça va toi, depuis ? j’savais pas que tu bossais ici !

la main dans sa poche serre une canette de bière discrètement glissée à l’intérieur. le sweatshirt pend un peu, mais est tellement large qu’on y voit que du feu. s’il cause autant, c’est pour détourner l’attention. pour passer pour un relou, qu’elle l’éconduise assez vite et qu’il puisse se barrer en ayant payé quelques maigres dollars son paquet de pq et rien du tout sa canette de bière. et dans son blabla, une part de sincérité : il a bien envie de la connaître, la demoiselle. ses jolis yeux maquillés et son air de mère un peu farouche lui plaisent bien - sans subtilité aucune, il ne s’en cache pas, avec l’intention qui luit dans son regard. intentions chastes, tout de même. on ne va pas vite en besogne avec les filles.

- Bonjour, bienvenue chez Goebel’s General Store.

Si Jacqueline était née chat, elle se tiendrait sur le tabouret, la queue valsant de gauche à droite, les yeux collés au tapis roulant à longueur de journée, laissant les clients se demander un par un si la bestiole au poil velours allait se décider oui on non à cligner des yeux. L’acheteur de l’heureux paquet de papier toilette est une tête connue au bataillon. Pas un de ceux abonnés à ce magasin, non, plutôt l’inverse, rat derrière en train de fouiller les poubelles d’un pays qui gaspille la bouffe comme on tire des balles dans des nations étrangères sous prétexte de troisième guerre mondiale dissimulée.

Jackie lève les yeux sur les miroirs ovales accrochés plus loin, la boutique tourne sur un air de western, si peu de bruit que quand le client parle il pourrait faire vibrer les chewing-gum sans sucre, avec sucre et double dose de caféine sur le présentoir pêche-au-pigeon. L’articulation est lente, elle pose ses deux mains liées devant elle, bras tendus. Comment est-ce-que s’appelait l’enflure déjà?

A mesure qu’elle grandissait elle remarquait que les abcès se multipliaient en ville, on s’inquiétait de ne pas les percer mais dans la paresse générale ça faisait l’aveugle, quand le pus se répandait c'était trop tard pour paniquer. Jackie se fichait bien de patauger dedans, il fallait de tout pour faire un monde. D'un autre côté, Jackie était tout sauf aveugle, elle aurait pu naître avec un troisième oeil, oui. Cela dit c’était une mémorable nuit passée entre le poste de police et le véhicule qu’on ne nomme plus qui était la raison de cette identification immédiate, le dégoulis quotidien d’excuses de Malcolm Grayson, également, le rendait célèbre.

- Jackie… C’est cool de pas l’y avoir renvoyé, Mickael.

Si l’on faisait attention, les commissures de Jackie étaient légèrement décalées, presque comme si elle souriait. Jackie se faisait la réflexion qu’un nid de rapaces aurait pu se former dans les cheveux du type qu’elle avait en face d’elle. Jackie commença à compter les billets pour justifier le temps qu’elle accordait au jeune vautour.

- La routine, je bosse ici depuis le lycée. Rassure-moi tu n’vas pas utiliser cet article de qualité pour aller refaire la facade d’une maison hm?

et bien sûr, il faut que le moulin à parole, ce soit lui. la jeune femme est discrète, même dans ses mots : il a l’impression de faire face à un chat noir dans la nuit, ou à un chat blanc dans la neige. le parallèle le fait sourire, mais il souriait déjà. à côté d’elle, et des deux phrases sorties en deux minutes, il se sent un peu… un peu comme mal, en fait. à parler beaucoup, à broder pour ne pas vraiment en venir au vif du sujet, puis à amorcer les choses doucement. il doit reconnaître une certaine subtilité dans ce genre de profils - et, par conséquent, une certaine subtilité dans sa propre personne. la modestie n’est pas ce qui l’étouffe, mais l’humilité au moins est là. reconnaître ses qualités, savoir les appliquer : une rigueur importante pour vivre dans ce monde de brutes. les gens comme jackie sont plus… secs. plus décidés, concis : ils vont droit au but, ne passent pas par quatre chemins pour dire les choses.

et ça lui tire une petite grimace.

mickael. foutu shérif, pas capable d’appeler les gens correctement. ça fait longtemps que le pauvre brave homme a laissé tomber le patronyme du jeune con. “monsieur quirke”, puis mickael. des fois, il a l’impression que cette vieille branche le paternalise un peu. il y a de quoi, faut dire ce qui est. la patience de cet homme est pourtant incroyable : avec toutes les conneries qu’il fait, les intrusions, la mise en danger d’autrui, etc, il finit toujours par le relâcher avec un petit soupir après l’avoir fait passer la nuit au frais. sacrée nuit, en effet. tout ça pour dire que le shérif, la seule façon qu’il a trouvé d’embêter son jeune trouble-fête est de l’appeler par son prénom entier. monsieur quirke passait encore, mais mickael… trop impersonnel.

il a pas besoin de moi pour y retourner, je pense. légèrement penché sur la caisse, il a gentiment répondu au sourire de la demoiselle. et oui, mal aussi est un petit con trouble-fête. mais les choses ont évoluées, depuis, et petit à petit les deux comparses se changent en réels partners in crime. ça va faire de sacrées étincelles.

il répond à son sourire - il prend ça comme un sourire.

puis elle fait référence au pq.
et il hausse les épaules, les yeux sur le paquet.

m’bof. non. j’en ai besoin. simple things. il remue un peu les doigts, s’assure que sa canette de bière ne va pas se faire la malle. j’suis nouveau dans le coin. et je viens pas souvent par ici faire des courses. c’est faux, il vient souvent par ici pour tirer des trucs. omettre n’est pas mentir, à ce qu’il paraît. mais c’est étonnant que depuis ce temps, je ne t’y es pas croisée. tu travailles plutôt en fin de semaine, je me trompe ? nelle tentative, micky. j’bosse pas en début, donc c’est un peu mon moment emplettes, tu vois. très intéressant tout ça. puis on a des restes de l’ace… forcément. il a dit ça tout bas, parce que l’endroit n’est pas des plus… légal. mais la jeune femme a probablement quelques années de moins que lui, alors elle doit pas être du genre à s’offusquer de voir un mec comme lui bosser dans un endroit pareil

- Jacqueline Young, comment va ta mère? Sourire de travers, révélateur, la fille de celle qu’on ne prend plus la peine de mettre en une du journal local passe la langue sur ses lèvres. - Elle est à la maison. Expéditive, Jackie n’a pas l’amour des tirades. Non, elle l’a si ça se trouve mais écrire des pièces, c’est bien risquer la fin larmoyante et la demoiselle préfère ne pas prendre le risque. Tant que le corps de Deborah Young n'était pas retrouvé en bordure d'autoroute, c'était déjà un miracle en soi, alors qu'elle se cantonne au domicile... Après plusieurs minutes d’étirements de sourcils, de mains levées, on peut entendre l’adjoint dire… Mais ils sont quand même entrés par effraction au magasin… Jackie répondre… Techniquement, ils sont restés passé l’heure de fermeture. La crispation à la mâchoire de l’homme à la chemise beige se faisait bien sentir… Et qu’est-ce-qu’on fait des dix paquets de glace qu’ils ont utilisé pour repeindre le carrelage? Ou de ceux de gaufres qu’ils ont bectés? Ou des collants qu'ils ont enfilés... pour je ne sais quelle obscure raison? Jackie lui accorde que ce n’était ni très intelligent, ni respectueux ou hygiénique d'ailleurs mais qu’il y avait pire que du gaspillage alimentaire comme, le meurtre.

Avec ses yeux de biche, ça passait tout seul, en général. Surtout que l’adjoint avait un faible pour ses drames familiaux, il la voulait sous son aile, elle cachait savoir tâter du poing en cas de nécessité histoire que le battement de cils fonctionne. - Une semaine de bénévolat pour la paroisse et je passe l’éponge.

La voilà qui s’avance vers les barreaux de la cellule, en s’y posant elle peut voir dans leur nid improvisé deux becs luisant sous l’ampoule jaunâtre collée au plafond  à l’extérieur. Son nez se pince, elle a l’air de dire: vous croyez que vous méritez de sortir? Et pendant que les mèches de Young passent au rythme de son coeur sur les épaules, le shérif libère les deux nigauds, ils ont intérêt à regarder leurs pieds pour aller jusque la voiture.

Jackie les jauge depuis le rétroviseur, pas certaine de vouloir mettre le contact, dans tous les sens du terme. D’abord elle se tourne vers Malcolm mais sa vue est coupée à moitié sur le dénommé Mickael, et dès lors elle n’a pas la tête à s’exprimer sur ce qui vient de se passer au poste ou sur quoi que ce soit en réalité. Quand le moteur part elle remet en route sa cassette de The Cure et file droit en croquant dans une barre de céréales rageusement.

Ses mèches de sortie de lit lui achètent une, deux ou trois sorties de prison, il a une bonne ossature du visage, ça c’est clair. Cecil en aurait fait un mannequin pour ses essayages. Oui. Toujours est-il.

- Mmmh, et tu viens souvent tirer des cannettes, Micky? Jackie passe le PQ sous la liseuse de codes barre, mâchouille un chewing-gum imaginaire, plutôt sa joue, avant de poser les coudes devant Micky, lui tirant un de ses plus beaux sourires, avec toutes les dents.

ses coeurs ratent un battement, et avec eux la première marche de l’escalier. la dégringolade est rude, en plus il y a un demi-palier. aïe. les jolis yeux de biches de la demoiselles s’associent à ce beau sourire pour faire fondre les yeux de micky en une espèce de liquide gluant, dégoulinant comme la soudaine sueur sur son front. son unique faiblesse : un sourire aux yeux papillonnant. hélas, pauvre âme. trop facile d’être une femme dans un monde d’hommes, hein ? ils sont faibles, ces messieurs. et jackie le sait, hélas.

ça lui rappelle le nombre incalculable de fois où il a dit oui pour des conneries et l’a sûrement regretté juste après. “tu m’accompagnes au concert de machin ?” il s’avérait que son ex était dans la salle, et n’a pas apprécié la voir pendue au cou d’un autre garçon. alors forcément, celui qui s’en prend une, c’est micky.

soupir.

pas assez pour être blacklisté ici, apparemment. micky fait le malin, comme ça, à lui rendre son sourire sur le même ton, mais ne la ramène pas plus. une défaite vaut mieux que deux, et jackie est sûre d’être gagnante à ce jeu-là. de sa poche, il tire l’objet du larcin et le dépose sur le tapis noir de la caisse. j’aurais voulu un autre destin pour toi, buddy. déclare-t-il à demi-ton, comme un adieu à son crime. une main dans la nuque, son sweat-shirt long et large ne remonte pas assez pour dévoiler son ventre. les doigts serpentent dans la chevelure en pagaille, et ses yeux fuient le joli minois. c’est quoi ? t’es une espèce de sorcière, ou alors y a des caméras ?

si c’est le cas, il serait temps pour lui d’apprendre où elles se situent pour pouvoir faire ça plus discrètement.

ça va, c’est qu’une canette. il en a tiré plein, et même bien plus que ça dans sa pitoyable existence. à portland, c’était limite une réputation de robin des bois. même pas majeur qu’il était déjà pro en matière de pêche : on lui confiait carrément des petites missions. rien de grave, ou d’incroyable, cependant. il savait juste cacher une bouteille de coca dans son manteau et des bar énergétique dans ses poches. il faut bien manger pour vivre.
n’empêche qu’à cet instant, il peine à ne pas éprouver de la culpabilité. sous les yeux de jackie, c’est comme sous les yeux d’un juge, ou d’un flic, et il a déjà vu les deux, pour plein de raisons différentes. la sensation d’avoir fait une connerie l’a quitté il y a bien longtemps, quand c’est devenu plus qu’une simple impression. cependant, lorsqu’il s’agit de décevoir en face quelqu’un qu’on aime bien, c’est autre chose. d’ordinaire peu scrupuleux, micky doit s’avouer à lui-même que ça fait chier d’enchaîner les conneries quand la fille qui nous plaît finit toujours pas mettre son nez dedans.

- Qui sait? La pupille s’allonge, le museau pétille, un clin d’oeil mitraillant abat Micky Quirke et la demoiselle pousse vers l’arrière de son bassin pour s’éloigner sur son tabouret fétiche. La cannette est entre les deux oiseaux, l’un tout petit bavard, l’autre plus grand sur son terrain, ailes noires et beaucoup de temps à tuer dans un magasin qui ne suit que les fantasmes de mères dépassées entre listes de courses et recettes aux ingrédients terrassés par garnements excités. Jackie trouve aux embouteillages de caisse le chaos stimulant de la ville, le seul sans doute lorsqu’elle ne traîne pas dans les pattes de sa bande de moineaux agitateurs de mauvaises idées.

Elle ne fait pas honte à sa réputation, au contraire depuis qu’elle en a l’occasion, Jackie l’embrasse et son menton monte légèrement lorsqu’elle se met à suivre de billes marrons et insistantes Micky, le copain de cellule. Une seconde et cela ressemble à un interrogatoire mais fidèle à elle-même, Jackie ne fait pas la conversation, à la place, elle sort un carton de sous sa caisse, commence à remplir les compartiments de gomme à mâcher à moitié vides.

L’enfant de l’enchanteresse, Jackie dès le premier jour n’a pas su coller au moule, elle aime se percher là toute la journée mais les consommateurs de tout et de rien lui donnent tous ce regard d’enquêteur, à demi-mot il décident si oui ou non elle est une gentille, une méchante ou bien probablement une enfant volée, kidnappée ou abandonnée. Sa couleur de peau parle plus qu’elle, après tout. Puisque Deborah Young avec ses cheveux de feu, son souffle habité de soi-disant démons ne lui ressemble en rien, Jackie devient rapidement la victime d’une abduction ou d’un mauvais traitement à la maison. On la juge les premiers jours, on s’habitue ensuite, le processus reste aléatoire autant que ses heures de service. Certains avancent, d’autres bloquent et n’veulent pas de leurs caddies dans ses pattes.

Dommage. Elle est du genre à faire ça: Ça fera quatre dollars du coup, trois quatre-vingt dix-neuf mais prends ça pour ta caution. Un paquet de papier-toilette, trois dollars, quatre-vingt dix neuf cents environ deux semaines de durée de vie si l’on fait l’effort de ne pas tirer sur les feuillets. Jackie pousse la cannette sous le nez de Quirke.

minute.
la canette retourne sur le tapis roulant. celui-ci, automatisé, ramène l’objet du délit jusqu’à portée de main de la demoiselle. penché sur la caisse, micky arbore son plus joli sourire de mauvais garçon. mauvais garçon qui fait une bonne action : cliché de teen movie. il se sent un peu comme “a criminal” du breakfast club.

j’allais la voler.

il y aurait presque, dans le geste de jackie, quelque chose d’humiliant pour micky. elle le trouve en train de tirer quelque chose, mais bonne âme qu’elle est, laisse le pouilleux s’en sortir sans coups de fouets. la petite moue qui suit son sourire traduit son intention de ne pas en finir ici. voler un truc, c’est pas intéressant quand c’est plus un vol. c’est sûrement pour ça que micky s’entend si bien avec le shérif : quand une bêtise est faite, il assume les conséquences qu’il y a derrière. sans broncher, sans chercher à se défendre, se débattre, sans râler ni même trouver ça injuste. il se contente de rire, un rire enfantin d’idiot bête, un peu pété, ponctué d’un “vous m’avez bien eu.” du genre à faire le dos rond, à faire des vagues mais pas assez pour qu’on l’en empêche définitivement. puis une fois au poste, il se fait discret, reste à regarder le plafond et compter les petits grains du crépis blanc.

la dernière fois, il en était à 1 249.

c’est gentil de ta part. il hausse les épaules. mais je me sens trop coupable pour te laisser me laisser m’en tirer à si bon compte. il a un mouvement de main qui les désigne tous les deux. ses coudes se posent enfin sur le haut de la caisse, et il vient récupérer d’une main un sachet de gomme à mâcher qu’il malaxe pour en observer les couleurs. j’ai une idée. sans le reposer, ses yeux se relèvent vers jackie dans un mouvement lent et fluide. je paye mon pq et ma caution, o.k. il a bien remarqué que la canette coûtait plus de trois dollars. mais alors je reviens quand t’as fini de bosser. et on va partager cette canette quelque part, en hauteur. hoche la tête. ça te branche ?

c’est toi qui la branche, micky.

Jacqueline Young n’était pas l’employée du mois, Jacqueline Young étaient de ceux les jambes en équerre sur la surface molle du caoutchouc industriel de son espace de travail, en train d’envoyer en l’air une balle avant d’accomplir parfaite réception (des années d’entraînement). Si elle n’appelle pas son responsable, c’est parce que Silver Grove connait de plus grands truands que les amateurs de papier-toilette double-épaisseur et de plus elle voit déjà s’agiter la queue compatissante de Malcolm et la fermentation express d’une excuse en béton se faire dans les eaux troubles de ses billes de sale gosse beau-parleur sur un haut-parleur du coeur. Les frères avant les flics, serait-il capable de lâcher et à cette étape décisive, lorsque Micky renvoie la balle, Malcolm est déjà fictivement en train de lui envoyer son sang par intraveineuse. Micky s’habille de ses charmes et joue la carte des aveux, les faces pointent dans la direction de Jackie, paupières pliées sous les nombreuses années de ristourne.

No shit, Sherlock. - Mmmh.

Le bal de la cannette prend fin avant minuit et sous les narines dégonflées de Jackie la voilà qui s’échoue au bas des marches. Jack’ poussa alors un long soupir non sans accrocher les trimballées oeillades du délinquant dans sa direction. Comme beaucoup de choses dans la vie, les affaires des hommes sont une question de timing. Un coup de coude de plus sur l’interrupteur et la lumière saute. A vingt minutes près, sa collègue Alberta se serait tenue exactement au même endroit, après trois mastications de deux chewing-gum menthe par intervalle de sept minutes elle s’envolerait sous les sensation de la chlorophylle, et Micky s’en tirerait à bon compte. Les poches pleines. De même s’il était passé devant la caisse lorsque Jackie avait perdu un de ses boutons de veste, Quirke ne l’aurait pas trouvée, accroupie en train de chercher intensément le bidule en plastique.

Quirke fait tapis, honorable pense-t-elle en posant sa tête dans ses mains, l’articulation de sa phrase claquant aux fins de syllabe. Tu peux garder la gomme aussi. Des cascades encrées survivant à l’espace de ses bras, Quirke peut voir Jackie couler tranquillement. Je t’aime bien Quirke. En retombant de son perchoir, Jackie fait éclore deux trois bribes de sourire. Mais non merci.

changer de sujet en détournant la conversation, en répondant à une question par une autre, ou en parlant d'autre chose, c'est bien un truc de femmes. bien que fervent défenseur des idées novatrices et progressistes en la faveur de la gente féminine, micky ne peut s'empêcher de retrouver des similitudes de comportement entre différents individus de même sexe beaucoup trop flagrantes pour qu'elles ne soient pas directement associées à un certain type de chromosome. il n'a pas finit l'école, micky, n'est jamais allé jusqu'au bout de sa scolarité, et n'était même pas bon dans ce qu'il apprenait, mais il l'apprenait. l'école de la rue a été sa grande maîtresse, et c'est en mettant la tête dans des bouquins - en faisant mine d'attendre quelqu'un dans un parc pour passer le temps de la journée sans toit - allègrement volés sur les étalages de libraires, revendant leurs biens à moins cher que pas cher, qu'il s'est formé à tout ce qu'il sait aujourd'hui.
et aujourd'hui, il sait que changer de sujet comme ça, c'est une technique de femme.

il repose les gommes devant la caisse.

j'aime pas. ment-il, comme l'enfant pris en flagrant délit. le petit sourire qui colore ses lèvres, et ces jolis yeux qui ne quittent pas jackie, en font un enfant pris en flagrant délit. il aime bien, ça, ça l'amuse. se faire pincer, ce petit "oups", juste avant de partir en courant pour échapper à l'ogre de la loi qui le rattrapera forcément. alors que lui, il rit de ses sottises.

il la suit du regard, s'attarde sur son tout petit tatouage. hausse les sourcils, vient faire s'entrechoquer leurs billes rondes.
un refus.

moi aussi, je t'aime bien, young. sur le même ton. accoudé à la caisse, il cache sa bouche dans les manches de son sweatshirt. son sourire, il se voit à ses pommettes et paupières froissées. genre, t'as pas envie d'aller boire de la bière avec un pote ? petit mouvement de la main accompagnant son geste, sa tête s'est brièvement hochée. partir du principe qu'ils sont potes est un sacré culot, micky s'en rend bien compte. et ça n'éteint pas son sourire, oh, loin de là. sur place, il piétine un peu, change le poids de son corps de pied, toujours contre la caisse.

t'as fait ça chez qui ?

il ne lui semble pas avoir vu de tatoueur à silver grove.

Jackie les connait, ces sourires craquelants, excuses teintées d’une beauté qu’on a à leur âge entre l’absence de cabosses et le passage d’égratignures multipliées. Elle les a longtemps suivis avec la curiosité jeune, le palpitant affamé et la confiance aveugle de l’adolescence. Certes, il colle bien au portrait de « recherché plus vif que mort », Micky est le rampant, la fouine capable de se glisser dans la pénombre de Silver Grove, de passer les terrains d’un oeil malicieux parce qu’il connait - cette vie-là - la semi-cruelle. Celle le plantant dans une salle d’interrogatoire de deux heures à trois heures du matin. Et de par ces difficultés, Jackie imagine bien que les tournicotis de ses doigts contre un paquet de gomme rachète sa petite lueur au quotidien du voleur. Un courant d’énergie dans la possibilité du dialogue et il s’électrocute sans hésitation, Jackie le conçoit bien. 



C’est le contour assuré jusqu’au sommet de sa truffe qui l’interpelle, comme s’il se plaisait à échouer parce que c’était le moment idéal pour tirer un joker de sa manche et le poser entre leurs deux paires d’yeux ficelées, encore pour un moment. Jackie dégage les longue descentes de cheveux de ses épaules et replace le gilet brodé aux initiales du magasin général. A l’intérieur de ses billes, le compte-goutte s’affole, ses patiences se comptent sur les doigts d’une main depuis qu’on lui a montré les travers des hommes et des femmes, et tout ce qu’il y a au milieu. 



Les agates de Micky ont beau luire avec intérêt, Jackie maintient son offre. Contrairement à ses fantasmes propulsés par une cannette d’amertume ambrée, elle n’a pas aux cil les papillonnements, ni au coeur quelque sursaut que ce soit, juste le pli dans le regard, celui qui met à jour, qui s’habille d’explicite. - Tu devrais effacer de ta tête le fait que non soit un oui en suspens. Tu sais qui déteste ça? Moi.

Young pose ses coudes bien à plat laissant la flamme faite à l’encre qu’il a pointée à l’instant briller sous les pupilles dilatées de Quirke et la caissière ne se dérobe pas une seconde.

jamais pensé ça.

fait avéré : quirke est une ancre. à la fois sûr, campé sur ses positions, et extrêmement lourd. dés lors que son humeur est au jeu, la souris des champs se fait espiègle, maligne, sournoise. tous les moyens sont bons, et surtout tous les coups sont permis ; hargneuse, parfois, parce qu'elle ne lâche pas le morceau si facilement. la vie est dure, ici-bas, et surtout têtue. il faut se montrer capable de lui tenir tête, sans quoi, on fini par mordre la poussière.
joseph en a fait, et fera encore, les frais. micky ne compte plus le nombre de fois où son ami, raisonné et raisonnable, a tenté de lui faire entendre raison au sujet d'une idée qu'il s'était mis bille en tête de réaliser, sans que le matelot ne se rende compte qu'il était déjà en plein dans l'originalité et l'excentricité de son camarade. il suffisait d'une veste sur le dos et de le pousser hors du dortoir pour l'entraîner dans de folles aventures dans les rues de portland.

cependant, et ça personne ne lui a appris, il se vante un peu de se l'être enseigné tout seul, un non reste un non. certes, avec un indiscipliné comme lui, il faut parfois appuyer la négation pour qu'il lâche l'affaire. il est parfois plus raisonnable de lâcher prise et de retenter plus tard, qui sait. ça le fait sourire. parce que tout est relatif quand on part du principe que l'être-humain est un animal terriblement lunatique, changeant, en proie à ses émotions et à des pulsions qu'il décide, ou pas, de contrôler. alors le non d'aujourd'hui sera peut-être le non de demain, mais le oui du mois prochain. en même temps, ce genre de réflexions légitime les comportements pervers et le harcèlement.

micky sourit.

sort de sa poche de pantalon un billet de dix dollars.

pas vu, pas pris. il récupère sous son bras les rouleaux de papier toilette et enfourne dans sa poche ventrale la canette de bière. une blonde belge, c'est exotique. drôle de parler d'exotisme quand on a jackie young en face de soi. bon. entendu. il a haussé les épaules. cracher dans la soupe, et se tirer une balle dans le pied, mais continuer de courir. c'est tout lui. le sourire aussi, et c'est bien ça le problème. on se reverra sûrement chez le shérif. c'est ce sourire, là. celui-là. avec sa lèvre retroussée contre ses dents, ses dents dissimulées derrière sa bouche scellée, et ses fossettes creusées au coin de ses joues. c'est ce sourire-là qui est problématique. démoniaque, invraisemblable, déraisonnable. et en même temps si malicieux, amusant, on aurait presque envie de jouer avec lui quand il sourit comme ça. pas agressif. pas menaçant. rien d'autre qu'un enfant prêt à faire une bêtise pour se faire remarquer. il y a quelque chose d'attendrissant, et c'est aussi le problème.

micky quirke est un problème.

tu peux garder la monnaie, ça fera pour ma caution. un client s'avance sur le tapis. mes hommages à dumber.

un pas en arrière.

ses dents se dévoilent.

il disparaît derrière les portes automatiques.