wheel of emotion (doya)

Ce sont les voix malhonnêtes qui l'ont amenée ici. La tentation, la curiosité, la passion et la déraison se sont alliées pour faire de Maya leur pantin. La balader comme bon leur semble en la faisant espérer ; pourtant, elle n'aura rien. C'est couru d'avance, la chanteuse envoûtante et captivante n'était qu'un mirage, une illusion ; elle s'est évaporée dès l'instant où la déesse a prononcé ses premières paroles. La vanité laisse un goût amer sur la langue, l'orgueil est le pire des poisons.

Et la fille Masbat, elle se laisse berner par le beau, par l'enveloppe qui façonne les êtres. Elle tombe sous le charme d'un sourire entendu ou d'un regard appuyé ; mais la façade cache toujours plus. La personnalité est un domaine inconnue de la brune, sûrement qu’elle trouve ça trop futile, finalement ; la beauté l'aveugle pour mieux la faire ployer. Et quand elle découvre l'envers du décor, elle n'a plus que la rage pour se soigner.

Alors elle a fui le night owl cafe durant des semaines – ou bien des jours, la réalité temporelle a tendance à lui échapper –, refusant de se livrer à la bête. Elle y a songé, longtemps, à cette foutue attraction ; à cette prestance qui l’a totalement consumée. Le charme a vite été rompu, quand elle s’est finalement décidée à l’aborder. Le brusque attrait s’est mué en virulent agacement. Et c’est ce souvenir, cette colère sourde qu’elle a ressentie une fois face au Narcisse des temps modernes, qui a achevé de la convaincre ; elle peut retourner là-bas. Elle ne risque rien, repoussée par cette part détestable de la jeune femme qui s’est révélée ; immunisée contre sa voix, son sourire, ses yeux…

Bien évidemment, elle aurait dû écouter son instinct plutôt que sa fourbe raison, ce n’est pas la première fois qu’elle en vient à cette conclusion. La charmeuse est là, comme toujours. La musique échauffe les esprits, apaise les cœurs… et matraque ses nerfs. L’aura que la pianiste dégage la frappe une fois de plus, s’enroule autour d’elle pour faire prisonnière son âme. Et elle voudrait lutter, refuser ce sentiment qui grandit en elle ; et pourtant, elle s’enlise un peu plus chaque fois que son regard se pose sur la maîtresse de ses maux.

C'est toujours les mêmes nuits qui se répètent, la même boucle qui s'entête. Une pianiste, un bar et des âmes. Un quotidien que Dora ne connait que trop bien. Elle pourrait vivre ces nuits les yeux fermés. Après tout, aucun événement ne diffère. C'est le même chemin qu'elle emprunte pour venir jusqu'au travail, les mêmes horaires qui l'attendent et les mêmes visages qu'elle contemplent. Cette banalité connait par moment des troubles, des croches saccadées qui viennent bousculer la mélodie de sa vie. Ce sont parfois des bagarres, des poings qui s'échangent entre deux soulards. D'autre fois, il y a ces soirées à thème qui animent le bar et transforment la monotonie en cacophonie. Et puis, il y a eu jadis des prunelles. Deux orbes bleues qui se sont mises à la contempler au loin, deux orbes qu'elle n'a su oublier. Comment s'appelle-t-elle, cette silhouette? Maya. Deux syllabes, deux consonnes, deux voyelles. Une équation parfaite. Qui est-elle? Une groupie, la seule. Créature sibylline, créature chétive, il lui en aura fallu du courage pour un jour, après tant de nuits, venir jusqu'à la diva pleine d'épines. Prise dans la tumulte de la flatterie, il n'en faut pas plus à la pianiste pour se croire reine. Ainsi parfumée de fierté, embaumée de prétention, Dora agace vite. Vite, si vite, que la petite est partie. Disparue, envolée, comme un fantôme que l'on oubliera jamais. Et la Dora a honte. Un peu, beaucoup, passionnément. C'est que cette présence lui manque. Peut-être même plus que ce qu'elle aurait cru : elle l'imagine, là, maintenant.

Non, non, cela n'a rien d'un mirage. La réalité est en face. La poupée à les prunelles qui la guettent et l'ensorcellent. L'attention qu'elle veut bien lui offrir provoque en son bas ventre quelques picotements. Vite, vite, elle accélère la cadence, transforme le tempo. Les notes s'enchainent au rythme d'une tempête, la sirène fait tout pour plonger la mélodie jusqu'à son prologue, sa fin. Elle refuse de voir sa nymphette s'envoler, pas cette fois. D'un coup de grâce, elle tape le dernier accord et tire sa révérence. Au loin, Dora fait signe à son patron qu'elle prend sa pause. Elle quitte son piano pour rejoindre à sa table la cliente de la nuit.
- Tu es donc revenue.
Diantre, qu'elle parait jeune d'aussi près. Plus jeune que dans ses souvenirs, pourtant elle n'a pas pu inverser le cours du temps, impossible. Dora retient une grimace, c'est qu'elle ne voudrait pas la faire fuir, encore. Elle toise cet oisillon sauvage, de haut en bas, de bas en haut. Elle veut savoir. Alors, elle s'essaie à vérifier sa majorité à grand coup de liqueur proposée.
- Je t'offre un verre?

C’est la première fois qu’elle entre ici – ou non, pas réellement, mais c’est en tout cas la première fois qu’elle prend la peine de s’installer à une table en attendant sa commande. Les notes ont d’abord effleuré son oreille, doucement et subtilement. Son cerveau a mis un moment à s’intéresser réellement à la mélodie et il a fallu encore de longues minutes pour que ses yeux se posent finalement sur la silhouette au piano. Son regard  a glissé sur sa chevelure, a accroché les mèches puis s’est posé sur la courbe de ses reins. Elle a rougi et a fait mine de s’intéresser de très près au bois de la table. Mais ça n’a pas loupé ; quelques instants plus tard, elle détaille de nouveau la pianiste, trop insistante pour paraître innocente. Les ondulations de son corps au rythme des sons, ses épaules crispées par la concentration, le regard de celle qui se laisse absorber par la musique… l’inconnue avait tout pour lui plaire. Alors Maya est revenue maintes et maintes fois, l’a observée assez longtemps pour imprimer les moindres détails de sa posture.

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L’auto-persuasion. Pendant qu’elle la fixe, elle fait en sorte de se remémorer ses mots, le ton grandiose et la touche d’orgueil dans sa voix. Elle revoit la flamme de prétention au creux de ses prunelles, ses lèvres qu’elle imagine pourtant si douces suinter de suffisance. Elle convainc son esprit d’imprimer en son sein l’image d’une vile créature, arrogante et bornée.

Elle y parviendrait presque, la gamine. Il ne lui aurait sûrement fallu que quelques minutes de plus. Assurément. Pourtant, quand la mélodie cesse, que la jeune femme quitte son perchoir pour s’avancer vers elle, son palpitant loupe un battement. Effrayée, elle tente de rattraper ses convictions qui se font déjà la malle. Elle n’en atteint aucune, se retrouve seule avec ses faiblesses, contemplant la reine qui approche.

Quand elle prend finalement place à ses côtés et qu’elle s’adresse directement à elle, Maya ne se rend pas compte qu’elle joue nerveusement avec sa lèvre inférieure. Étonnamment, elle ne trouve rien à redire, aucune agressivité, aucun sarcasme ne s’échappe d’entre ses lippes. Seule la méfiance ne semble pas vouloir la quitter. Mais elle est différente de celle qui l’étreint habituellement ; celle-ci est plus diffuse, ne concerne pas une quelconque fierté à défendre. Au fond d’elle, elle le sait bien ; c’est son myocarde qu’elle protège. « Ok. » Ses paupières papillonnent, ses talons martèlent nerveusement le sol, son regard se fait fuyant. Elle a trop chaud. Le parfum de l’artiste à ses côtés l’enivre. Sa présence même l’étourdit. Elle n’est pas sûre d’apprécier ce manque de contrôle sur ses ressentis, sur ses émotions. Elle est même certaine de détester ça, finalement. La Masbat se trouve bien chétive, là, aux prises avec ses propres réactions. Et ça la fait flipper. C’est certainement pour cette raison qu’elle décide de clarifier les choses, comme si elle craignait que Dora ait deviné la véritable raison de sa venue. « Ils servent de bons trucs, ici. » voilà pourquoi je suis là… certainement pas à cause de toi, et puis quoi encore… ? Elle n’est pas crédible, et le pire, c’est qu’elle le sait pertinemment. Brusquement, elle s’en veut ; la pianiste a l’air de prendre des pincettes avec elle – regrette-t-elle son comportement ? – alors la lycéenne se sent un peu mal, veut ravaler ses paroles. « Et, je… enfin… j’aime bien la musique, aussi… » Ridicule.

La belle accepte l'invitation,
elle a le visage pâle et les joues rougies ; chaleur, gène ou émotion? Dora ne sait pas, Dora veut savoir. Elle espère que ces échanges se nourrissent de fleurs bleues, qu'ils vagabondent d'un sujet à un autre dans l'espoir de se faire taire, d'un coup de lèvres. Elle lui plait cette femme-enfant, tellement qu'elle en oublie le monde autour qui les jugeront de se tenir aussi près. Il faut dire, que Dora lui colle à la peau, elle a la tête si proche de la chérubine qu'elle sent ses mèches blondes lui chatouiller les narines. Ca amuse la sirène, qui voit la nymphette se faire petite, si petite, qu'elle pourrait la contenir dans sa poche.
- Tu veux quoi?
Dora s'en va jusqu'au bar, elle voit son collègue lui jeter des regards noirs. Jacob n'aime pas ces jeux de séduction auquel il sait qu'elle s'adonne. Il aimerait ne rien lui servir, lui dire de retourner bosser, mais il se retient Jacob, il se retient toujours. Alors il sort deux verres, fait glisser les liquides pleins d'éthanol et espère voir Dora s'étouffer avec. La chanteuse le remercie et s'en retourne au côté de Maya. Jolie Maya lui parle de musique, elle apprécie la mélodie et fait sourire la pianiste. Elle espère ces mots glisser pour elle, vraiment pour elle, et pas seulement pour ses doigts, pour sa voix. Elle se retient de repartir dans une tirade reconnaissant son propre talent, la dernière fois, c'est comme ça qu'elle la perdue. Alors Dora joue les humbles, fait semblant de ne pas être une starlette à naître. Elle calme ses pulsions vantardes et essaie de se concentrer sur Maya et seulement Maya.
- J'espère qu'il n'y a pas que la musique qui te plait.
Un sourire,
un clin d'oeil,
et des mots murmurés tout bas au creux de son oreille. Ce soir, elles passeront à la nuit ensemble, Dora se le promet.
Elle ne partira pas,
pas cette fois.

« Comme toi. »
Dora s’en va chercher les boissons et la lycéenne en profite pour reprendre contenance. Ses joues perdent peu à peu leur éclat rouge, son myocarde ralentit la cadence et les frissons recouvrant ses bras disparaissent. Elle passe une main dans ses mèches pour tenter de les discipliner un minimum et paraître plus assurée. Mais elle n’a pas le temps de retrouver une confiance totale, l’envoûtante créature est déjà revenue. Il fait chaud, son corps entier brûle pour la demoiselle penchée sur elle. Une fois de plus, elle se maudit, regrette presque d’être revenue. La situation lui échappe, son souffle se fait plus laborieux. Et quand Dora murmure à son oreille, elle prend quelques secondes avant d’oser se tourner vers elle. Et, en arrière-plan, elle les voit. Tous ces regards mi-gênés mi-scandalisés, ces messes-basses qui s’échangent, volètent de lèvres en lèvres, paroles acides ; elle les imagine sans les entendre, s’en nourrit, s’en sert pour reconstruire sa fierté, pour retrouver son courage et sa détermination. Alors elle se fait plus franche, rictus au coin des lèvres, les pupilles qui accrochent leurs homologues, qui s’y perdent.

Il y a ce type qui débarque brusquement. Le genre lourd, au rire gras et à l’égo exacerbé. Il a jeté son dévolu sur la sirène, puisque c’est elle qu’il aborde. Il n’aura pas le temps d’aller au bout de son intention, Maya ne compte pas le laisser faire. Comme à son habitude, elle décide de suivre son instinct, bouscule le destin pour le tourner à son avantage. Ses doigts se posent sur les joues de Dora, brusquement, et ses lèvres suivent le mouvement pour rejoindre les siennes. Elle entend l’exclamation de surprise émanant de l’homme, puis c’est le silence. Il n’y a plus qu’elles et ce baiser qui ne dure pas plus de quelques secondes. Quand elle recule, elle doit se faire violence pour ne pas perdre la face, prie pour que la lumière ne dévoile pas le rouge sur ses joues. L’intrus s’est éloigné et leur lance un regard mauvais depuis le bar. « Je… je le sentais pas ce type. » Pire excuse pour justifier son geste. Elle s’empare vivement de son verre et fait couler la liqueur le long de sa gorge. Ses lèvres conservent la sensation du bref contact avec celles de son interlocutrice, un doux picotement, loin de la laisser indifférente.