sorry I tripped on your swagger (arthur)

« Sept minutes Mr. Miller ! Nous sommes extrêmement occupés ce matin, pas une minute de plus... » Lucky se demande s'il a oublié quelque chose : une commande massive, un inventaire de dernière minute, et considère sa patronne, parée de ses énormes lunettes en peau de crocodile, l'air excessivement affairée alors que la boutique est vide, un instant avant de lui répondre. «  Vous confectionnez un nouveau costume ? » « Non. » «  Ah... » Un temps : elle le regarde, et hausse un sourcil. « Six minutes, Graham. » Lucky ouvre la bouche et la referme, se défait de sa veste d'un bleu roi majestueux, la passe avec soin au cintre qui lui est attitré, à l'entrée de la petite boutique -il la laisse avec l'incompréhension légère qui le saisit, habituelle avec les excentricités et les réponses, parfois abrasives, de la créatrice - « designer » le corrigerait-elle en remontant, snob, sa monture sur son nez.

Son vieux manteau sur le dos, transmis et usé par des générations de Miller, Graham s'éloigne sous une pluie fine, tombant inlassablement depuis le matin. Une fois hors de vue, il jette un coup d'oeil derrière lui, et bifurque à la première ruelle, se faufilant entre deux bâtiments étroits. Six minutes ; il se presse, manque un autre coup d'oeil à son poignet, sur lequel Jackie a dessiné la veille une montre imaginaire -il a cassé la sienne un jour de malchance, précieux cadeau d'anniversaire de ses dix-neuf ans. Il décoche son paquet de cigarettes, débouche sur une nouvelle rue, baisse les yeux pour prendre son briquet. Un crissement de pneus, un cri ravalé sous le choc ; Lucky rouvre les yeux sur la route fumante, les pieds à quelques centimètres de la voiture arrêtée juste à temps.

Il se redresse, pousse un gémissement. Il s'est pris les pieds dans ses lacets, parfaitement lacés quelques minutes plus tôt. Sa cheville le lance, une portière claque. Il redresse les yeux vers la silhouette qui approche, et demande, encore à terre : «  Vous allez bien ? »

sorry i tripped on your swagger ☽ il aurait dû le prendre, le bus. il aurait dû le prendre, le bus, le bus habituel, le bus qui amène du point a jusqu'au point b en faisant bien gaffe de pas embarquer kiki le lhassa apso de la voisine au passage. il aurait dû, parce qu'il freine tellement fort arthur que ça lui file une crampe dans le mollet - pour peu il se serait bouffé le môme qu'a certainement pas demandé à claquer là, maintenant, tout de suite. ç'aurait été trop de paperasse et encore des circonstances atténuantes à lui foutre sur le dos, de quoi le coller pas mal d'années en taule - il papillonne des cils, arthur. il avait juré à bonnie que ça durerait pas longtemps, qu'il avait besoin de prendre l'air, se tailler un peu de silver grove pour apprécier encore mieux son retour - y'a un long frisson qui vient squatter son échine, il se redresse, il sort au lieu de cumuler le délit de fuite. l'autre est au sol, sonné comme pas deux parce que ça se voit dans ses yeux qu'il a sans doute lui-même pas pigé comment ça a pu lui arriver - une poisse en amenant une autre. grimace sur la face.

- merde merde merde merde merde merde -

silence.
reprise à la seconde de l'esprit qu'aurait préféré se prendre des vacances sur une plage aux bahamas.

- moi j'vais bien.
- 'fin la question s'pose même pas pour moi.
- vous, ça va ?

et à ses oreilles y'a le myocarde déboîté de l'autre qui tinte la panique et le coup de flippe - il en fronce les sourcils, se baisse pour tendre une main salvatrice. faut plus qu'il la foute sur le volant, ou qu'il évite durant un temps de ne serait-ce que loucher sur la bagnole même pas égratignée - c'est même pas la sienne.

- j'suis désolé.
- putain -

il a pas d'explication tangible à donner et d'un mouvement de bras l'aide à se lever. il essaie d'évaluer l'étendue des dégâts - y'a rien qu'est pété, rien qu'a l'air en tout cas d'avoir été déglingué par le hurlement désespéré des pneus maltraités.

Aux tympans de Lucky résonne comme une incantation les « merde merde merde » murmurés à la sortie du conducteur. Pour rassurer ce dernier, dont il distingue depuis le sol l'air paniqué et les gestes raides, il esquisse un sourire poli sans être certain qu'il pourra le voir, de l'état de choc où il se trouve. Miller, habitué aux maladresses anodines et aux coups de malchance assommants, retient les battements désordonnés de son propre cœur -il a appris à gérer l'après et ses conséquences, si aucun saignement n'est impliqué dans l'équation ; le choc, lui, reste identique après la millième chute, le centième accident manqué. « Oui oui, rien de cassé, vous en faites pas... » Lucky reprend son souffle en repliant ses jambes, les semelles de ses souliers bon marché sur le bitume.  

Après un bref coup d'oeil dans sa direction, il saisit la main tendue par l'inconnu sans s'interroger, se relève et se retrouve à sa hauteur -il peut lire les excuses sur ses traits avant même qu'il n'ouvre à nouveau la bouche. « Vous avez dû avoir la trouille de me voir passer sous vos pneus. » Pour un peu, il aurait presque un rire -ce dernier reste à moitié coincé dans sa gorge, maltraité par le pic de stress monstrueux lorsqu'il a vu fondre sur lui la voiture ; seules ses épaules sont secouées d'un soubresaut, difficilement identifiable sur le bruit de fond tranquille de la ville. « Vous avez de bons réflexes, ça aurait pu être pire ! Je m'en sors moins bien d'habitude, je me tords souvent un truc, cheville, poignet, j'ai même eu une rupture des ligaments croisés une fois en rentrant dans Mrs... » Son souffle s'étiole jusqu'à s'éteindre, et Lucky fronce légèrement les sourcils en s'interrompant -à mi-chemin entre l'air suspicieux de Jackie et l'expression incrédule d'un Mal peinant à comprendre la situation. « Excusez-moi, vous ressemblez vachement à quelqu'un de connu... » fait-il en esquissant un sourire gêné, cette fois -sans effleurer réellement l'idée qu'une célébrité ait manqué de l'écraser en plein centre de Silver Grove, îlot gris et mauve coupé du reste du monde. « Lucky Miller. » Il lui présente sa paume ouverte, alors que la bruine continue de tomber, vaporeuse : « Vous êtes à Silver Grove depuis longtemps ? »