thursday night lights (jackie)

A quelques mètres, Lucky ralentit, puis s'arrête. La vitrine opaque de la boutique ne laisse pas le loisir d'un coup d'oeil, et quand la porte tinte pour laisser sortir un client, il tend le cou à la recherche de la silhouette longiligne de Jackie -à défaut de celle de son beau-père, guettant le moment opportun pour faire son entrée.

Il porte son manteau habituel sur la chemise bon marché du travail -fournie par sa patronne au même titre qu'une veste de costume, elle d'excellente manufacture, laissée à la boutique car trop précieuse pour les aléas du quotidien de Lucky. C'est un miracle qu'elle soit encore en un seul morceau, à vrai dire, quand chaque pas est un nouveau tour de roulette. Tombera, tombera pas ; aujourd'hui Lucky a eu le pied chanceux, et arrive, intact, jusque chez Jackie. Comme tous les jeudis soirs, ils doivent retrouver les Firefighters un peu plus tard -comme par miracle, il a fini un peu plus tôt que d'habitude, et choisit, cette fois de façon nettement hasardeuse, de passer les quelques heures qui lui reste en compagnie de la tatoueuse.

Les énormes lettres sur la boutique sont à l'image de la clientèle éclectique et marginale qui y pénètre régulièrement ; des types et des filles faisant deux fois le gabarit de Miller -ou deux fois moins- encrés jusqu'à la gorge, parfois même jusqu'au crâne, tantôt gangster, tantôt brave type, les deux parfois. Les lames de rasoir dans les bottes et les sourires manquants ne sont pourtant pas ce qui l'angoissent le plus. Il se recoiffe d'une main, une dernière fois avant de pénétrer dans la gueule du loup ; dans quelques secondes il sera confronté aux deux yeux dorés qu'il connaît par cœur, à la conversation brève de Jackie, économe en mots et en sourires.

La porte annonce son entrée, suivie du parquet qui craque sous ses baskets. « Lucky, hey ! » Le beau-père de Jackie lui adresse un signe, auquel il répond nerveusement d'un sourire : « Bonjour M'sieur Barnes. » Son regard glisse à l'intérieur du studio, vide : « Jackie est là ? » Avec sa chance, elle a dérogé à ses habitudes pour aller faire autre chose que de gribouiller en compagnie de son tuteur ; ce dernier le rassure néanmoins d'un geste. « Elle est à l'arrière. » Lucky opine du chef, plante ses mains dans ses poches, pince les lèvres de nervosité. Un léger silence, puis le propriétaire le prend enfin en pitié : « Elle va revenir fiston, installe-toi. » Lucky croit lire un rire retenu sur son expression amusée ; il ne se fait pas prier pour pénétrer à l'intérieur, le corps déverrouillé par sa réplique, et s'assoit tout aussi gauchement dans un des sièges en cuir, imprégné comme le reste des lieux par une forte odeur de cigarettes et quelque chose de plus acide -l'odeur de l'encre sur la peau, certainement.

Pile.
Le défoncé aux motifs tribaux abonnés aux piercings improbables va revenir et tourner sur place indécis avant de se faire dégager par Barnes. Le fil va se tirer très fort et le bleu nuit va se confondre aux arbres sans nombre, peindre un tableau mortuaire de la ville et donner le résultat de la loterie en une seconde: Personne ne deviendra milliardaire ce soir. Jackie s’affaire à nettoyer le pot d’encre qui a éclaté dans le placard quand elle l’a attrapé, les doigts sont noyés dans le lavabo et pourtant derrière le bruit de l’eau, la pression trop forte de la plomberie elle l’entend. La pièce qui court entre les doigts de la petite.

Face.
Qui est cette gamine que Maman a ramené encore? Elle a un sourire énorme, le milieu de ses joues pourrait se trouer tout seul. - Jackie et elle se dévisagent longuement pendant qu’elle tente de récupérer sa peau mate en vain. Sur la table basse elle peut voir des sachets écrabouillés de friandises, un rose piquant lui monte au nez; Ah c’est à ça que Maman passe ses journées, donner des gâteaux à une mioche paumée en oubliant la dernière note de téléphone, et qui est-ce-qu’elle appelle d’ailleurs? Si ça se trouve la gamine? Bref qui d’autre que Maman pour ramener des gens bizarres au salon en les oubliant là. Elle pourrait l’interroger oui…

Mais elle n’y arrive pas, elle veut poser des questions, lui demander: T’es qui, impossible. Coincée forcément avec le liquide noir de jais s’éclaircissant par endroit sur le dos de ses mains, Jackie soupire - c’est le mieux qu’elle puisse exprimer là tout de suite. Elle appelle ça de la poisse, son beau-père s’occupera du reste, ce ne sont pas ses affaires du tout. Jackie s’extirpe de l’arrière boutique et soudain elle sent ses pieds se prendre dans les lacets détachés de ses pompes, elle se rattrape de justesse sur le comptoir à l’entrée, se sent rougir.

« Regarde où tu mets les pieds Jack ! » La voix de son mentor passe d’une oreille à l’autre, Jackie opine du chef. Lucky est enfoncé dans un fauteuil, son coeur manque un battement, pas besoin de grand chose de plus, elle se baisse pour faire un noeud à sa pauvre basket. De qui se moque-t-elle, c’est Jackie, celle qui s’emmêle les pinceaux.

Les bruits de pas le sortent du dossier du fauteuil où il vient tout juste de se laisser aller. Aux premières loges, Lucky assiste à l'entrée en scène magistrale de Jackie, affublée d'un costume acheté ailleurs qu'à Zoot Suit -et d'une maladresse qu'il vient de lui mettre sur les épaules en se trouvant dans la même pièce. Leurs regards se croisent : il ouvre la bouche, elle détourne les yeux et refait les lacets de sa basket. « Désolé », fait-il en guise de salutation, accrochant un sourire à ses lèvres nerveuses. Depuis toujours, Lucky se sent responsable des démonstrations de malchance fleurissant autour de lui -chutes, blessures, maladresses semblent attendre son apparition pour se déclencher en série, libérées par cette concentration de mauvais karma ambulante. Ce lacet il en est certain, est de sa faute, aussi.

Veste encore sur le dos, il observe Jack en se frottant les mains l'une contre l'autre, guettant les réactions, même les plus subtiles, de la mutique au visage encore baissé sur ses chaussures. « J'ai fini plus tôt aujourd'hui. T'es occupée ? » Comme si sa présence en pleine journée n'était pas assez équivoque, l'intonation hésitante trahit qu'il espère clairement que non. Garçon simple, il n'a pas de grands projets ni d'ambitions dévorantes, dans la vie comme au quotidien : qu'ils sortent prendre un chocolat chaud au diner ou se fument une cigarette dans l'arrière-boutique, Lucky serait bêtement heureux d'être là où il est, et s'asseoir à ses côtés, le nez dans un magazine de tatouage, redressant occasionnellement les yeux pour les poser sans un mot, sur Jackie toute proche de lui, est un luxe de tous les jours dont il aurait du mal à se lasser.

Lucky et l’excuse, la constante, presque une amante de longue date en définitive ne faisait que tirer un long sourire sur le visage de Jackie et l’emportait presque d’un tremblement amusé quand elle repensait à ses genoux badigeonnés de bétadine, au pansement incroyablement collant tiré inlassablement par les garçons à bord de la voiture, c’est tout ce qu’elle lui donnait: Le sourire du jour.

Elle remue sous son nez la basket parfaite, celle couverte de vieilles taches de boue et globalement grisâtre qui a vieilli depuis le lycée, juste comme il fallait avec le noeud bien serré cette fois. Lucky portait bien son nom, vraiment il avait une veine monstrueuse, elle se remuait sur place en haussant les épaules devant lui, le spectacle était grinçant - et elle, eh bien elle était hallucinée qu’il lui demande encore s’il était question ou non de l’embarquer dans la minute après qu’il ait franchi le seuil de la boutique. D’abord elle veut le tirer au fond et froncer les sourcils pour se donner un genre, ensuite elle repense à la petite fille gavée de sucre qui les attendraient sagement. Ah.

« Non, du tout. » Trois mots, record mondial, entrerait probablement au livre des records, le beau-père manquait de lâcher sa conversation avec la cliente abonnée au gloss, les échanges se poursuivaient dans un cliquetis régulier des clés de Jackie dans le fond de sa poche alors que sa main barbouillée d’encre tirait sur celle de Graham pour le tirer dehors. « Allez kidnappe-moi Luke. » Elle se précipitait, Jackie n’était pas du genre à se précipiter. Si?

Du tout. Lucky croit timidement à sa chance : elle sourit, lui parle, elle est libre, l'après-midi est fraîche et le ciel encore clair. Ce sont de petites choses qui dans son monde de catastrophes programmées lui donnent du baume au cœur, accrochent à son visage les prémices d'un air ravi, modéré par sa gêne et, surtout, l'observation détaillée de Jackie. Une gentille fille, ça n'a pas autant de tatouages sur la peau ; une gentille fille de toute façon ça n'a [i]pas[i] ce genre de peau -Lucky a entendu les racontars criblés de préjugés, en passant ou directement adressés, sans filtre et sans vergogne, à Young et ses différences. S'ils savaient, pourtant, comme Jackie est gentille -replaçant son cœur qui se gonfle à sa vue, condamné au silence aux yeux manichéens des bien pensants de Silver Grove, Lucky se lève, entraîné par les doigts se refermant sur sa main.

Un sourire s'empare de ses lèvres de gosse, éclaire son regard d'une lueur nouvelle dans le dos de Jackie. « M'sieur Barnes » a-t-il le temps de faire au patron, qui avec le flegme de l'ancêtre doté du troisième œil, ou simplement d'une lucidité de troisième parti, lui fait un signe d'au revoir. Dans un tintement de clochette, ils se retrouvent dans la rue, peu fréquentée pour l'heure -leurs mains se sont naturellement décrochées en passant la porte. De ses doigts rendus sensibles par le contact, Lucky sort son paquet de cigarettes, en propose une à Young. « T'as la voiture ? » Il sort son briquet aux couleurs de l'Ace of Spade, généreusement cédé par son frère un jour de détresse. « J'ai envie d'un chocolat chaud et d'une part de tarte... Tarte aux myrtilles. » Ce n'est peut-être pas une combinaison de rêve aux yeux du monde -aux siens, c'est pourtant d'un raffinement gustatif frôlant la perfection, et il pince les lèvres dans l'expectative en gardant les yeux ancrés sur Jackie. « On pourrait aller au ciné aussi, y'a une séance à sept heures. » Il baisse les yeux en tirant sur sa cigarette. Deux heures au diner couronnées d'un ciné, ça c'est une combinaison équivoque aux yeux de tout le monde, surtout quand cette dernière les mettrait en retard pour le rendez-vous régulier des Firefighters.

L’extérieur gardait son odeur de poussière, de la ville à moitié enterrée sur laquelle on s’apprêtait à jeter plus de terre mais au dessus pas un nuage, Lucky traîne avec lui un trèfle quelque part, forcément. Jackie s’approche, elle n’a jamais été très exhaustive mais si elle secoue la tête c’est en poussant le paquet de light de Lucky, quelque part elle espérait qu’il ne laisse pas ses poumons se faire envahir sinon par le contact visuel de lui à elle, serrant les molécules d’oxygène ensemble, presque pour les rapprocher. Ce serait condamnation moins pénible et en bonus ils auraient droit d’accidentellement se tenir à proximité faute de moins de blabla plus d’action.

Jackie tirait un feutre de sa veste en velours avant d’attraper la manche du tendre Miller et de la tirer, elle la retroussait machinalement et arrachait le bouchon avec les dents, elle l’avait sans doute fait toute sa vie. Jackie écrivait, avec une facilité déconcertante d’habitude mais aujourd’hui l’encre était capricieuse, l’encre hésitait à adhérer et elle s’empourprait à mesure que les lettres se formaient: « It’s a date » Laissant son oeuvre sécher à l’air elle s’enfonçait dans la rue pour dévoiler Fire Fighter garée au carrefour.

« Quel film? » Elle n’y pouvait rien, elle s’intéressait maintenant, elle volait la cigarette des mains du garçon, Jackie suivait Lucky, prendre quelques bouffées c’était éviter de dire qu’ils n’allaient pas être à l’heure, que c’était déraisonnable. Elle l’imaginait parfois dire, on s’en fout, on y va pas mais l’un comme l’autre étaient affectueux, attachés aux bras de leurs compagnons de crime, et ça, ça ne changerait pas.

Dans un geste naturel, Jackie prend son poignet, remonte sa manche, et dessine sur la peau blanche de Lucky. Avant même d'apprendre l'art du tatouage auprès de son beau-père, Jackie était déjà connue dans la petite bande comme la tatoueuse : l'épiderme des quatre garçons est depuis l'enfance un terrain de jeu pour la dessinatrice, et régulièrement tous au soir rentraient avec dans un coin de leur peau une nouvelle création de Jackie, un gribouillis, quelques mots soufflés sur le corps plutôt que dans la voix de la mutique. Une douche aurait trop brève, impersonnelle : quelques coups de savon et la voix de Jackie aurait été réduite au silence. Alors Lucky leur a préféré des bains, de longs bains rituels où l'encre du stylo se dissout avec lenteur, la regardant se brouiller avant de l'effacer enfin avec une prière muette.

Lucky relève les yeux de la confession de Jackie, les joues chaudes et un fourmillement au creux du ventre, reprend une bouffée de sa cigarette et leur chemin jusqu'à Fire Fighter. « La Main sur le Berceau. Si on va voir Wayne's World, Freckles va criser. » Il a un léger sourire en la regardant par dessus le toit de la voiture. Les films d'horreur ne sont pas vraiment son truc, mais il préfère s'enfoncer au fond de son siège plutôt que de trahir la promesse faite au conducteur de leur voiture à flammes. Et puis, c'est s'enfoncer au fond de son siège, avec Jackie dans celui d'à côté. Lucky ouvre la portière, s'installe du côté passager, récupère sa cigarette entre les doigts de Young, et ouvre la fenêtre pour épargner l'intérieur imbibé de nicotine. « T'es très jolie, aujourd'hui. » Comme tous les jours, semble-t-il dire de ses yeux qui brillent, avant de les porter sur l'extérieur, la gorge encombrée de sa propre confession.

Wasting time but what a view you are
Nobody told me when you love someone for real
That your mind’s on hold and your heart’s behind the wheel

Un bond dans son corps encore, Jackie fume autant que le bâton de nicotine, ils se sont tenus le palpitant à travers la réplique et elle a tiré sur la portière.
Elle grimpe à bord de la bête pendant que le nuage éparse se dissout dans l’air tiède de la journée.
Retour en arrière, l’air désolé de Jackie hante les garçons toute l’après-midi, elle a commencé à dessiner une spirale sur le dos de Lucky et le résultat était si abstrait qu’elle n’avait rien à en dire, ou peut-être encore une fois aimait-elle briller dans le silence, parfois en s’emmêlant à ses boucles, c’était difficile à dire.
Ils se retrouvèrent parallèle, elle les mains sur le volant mais le moteur encore coupé. Si ils étaient raisonnables ils laisseraient ronronner Fire Fighter, mais Jackie reste figée sur le compliment de Lucky et se replaçant dans la siège, elle approche, la brûlure potentielle de la cigarette en frontière maligne, elle saisit le visage du vendeur de cravates d’une main, y laissant des cercles du bout du pouce.

L’index ensuite trace ce qui ressemble à un coeur sur la joue du brun et elle revient à sa machine préférée pour la mettre en route, l’auto-radio s’allume aussi, le coeur de Jackie semble trembler dans sa cage thoracique mais elle ne se plaindrait pas que les barreaux lâchent les uns après les autres. « Sept heures ça fait pas si tard que ça. »

Elle interroge Lucky du regard et peut-être qu’elle accroche le sien au passage pour y laisser couler d’autres secondes à perdre sans culpabiliser. « On a le temps… »

Son souffle se coupe quand la paume de Jackie trouve son visage. La pomme d'Adam de Lucky remonte jusqu'en haut de sa gorge, s'y accroche -le contact est d'autant plus troublant qu'il s'accole aux précédents, à tous ces cercles et ces lignes tracés sur sa peau, caresses furtives jonchant des années de coups d'oeil discrets. Sa vue se brouille quand le cœur se termine sur sa pommette, Lucky papillonne ; sa vision s'éclaircit quand ils reprennent les sourires, Lucky écrasant la cigarette à moitié entamée sur le dessous de sa basket. Il termine rarement ses Lucky Strike -une autre plaisanterie devenue réalité-, fumeur social que seules quelques bouffées contentent. Gamin optimiste, Miller est le genre à se contenter d'inspirer son oxygène. Quand Jackie Young le partage avec lui, surtout.

« Ouais », appuie-t-il d'une voix basse, la réponse secondée par un léger hochement de tête. Trop pris par le regard doré de Jackie pour se concentrer pleinement sur ses propres gestes ; il sent le tatouage éphémère lui chauffer gentiment la peau, s'enrouler autour de son poignet comme une promesse. Ils n'ont pas à s'en faire pour une part de tarte et un film d'horreur ; la soirée est à eux, et les Fire Fighters leur pardonneront sûrement les miettes de retard éparpillées en chemin.

Le trajet est ponctué de peu de mots, quelques chansons tranquilles de la décennie précédente, l'expectative d'un peu de temps seuls, ensemble. Criblé de malchance, Lucky a souvent vu les entrevues avec Jackie interrompues par des incidents idiots Peu de voitures sur le parking du diner ; quand ils poussent la porte, le cliquetis tranquille des talons de la serveuse, les rires discrets sur fond de There Is a Light That Never Goes Out -une de ses chansons favorites ; l'accueil accroche un sourire aux lèvres de Lucky. « Cool. » Dans le fond de l'air, derrière le café et le salé, flotte une odeur de tarte chaude.  Une main dans la poche, l'autre laissée là, près de celle de Jackie ; ils avancent le long des box, encore à moitié vides, s'asseyent près de la fenêtre, dans un coin tranquille. « Je pensais me faire un autre tatouage », annonce-t-il en se débarrassant de son manteau, dévoilant sa chemise d'un bordeaux souligné, la cravate assortie déjà de travers. « Jacqueline Young, Best Tattooist in Town Since 1970. » Il passe son index et son pouce de la droite à la gauche de son front : « Juste ici. » Un sourire bêtement heureux étire sa bouche ; on pourrait même enlever le titre. Jacqueline Young, Best Thing Since 1970.

« Pas sur ton visage. » Elle voulait dire par là, ce visage. Le visage. Graham Josiah Bernard Miller, Jacqueline Dorothea Young: Recherchés pour kidnapping. Fire Fighter était le graal des voitures, Fire Fighter n’était peut-être pas lustrée et dorlotée régulièrement d’un point de vue technique, elle l’était malgré tout par leurs fesses de gosses brailleurs. Tous les deux donc devinrent criminels pour une part de tarte à la myrtille - et ce n’était hélas que le début, parce qu’au moins une trace de crème sur une chemise de marque, ça pouvait partir en deux lavages. - L’alchimie palpable des acolytes, c’était une toute autre affaire.

Un morceau de gâteau coincé entre la molaire et la joue, Jackie ravalait son sourire, elle avait dû le faire dix fois en l’espace d’autant de secondes, elle plantait la fourchette dans sa tarte et tous les deux se tordaient sur la banquette pendant que le rendez-vous fixé, à telle heure fonçait sur le duo comme Fire Fighter conduite par Malcolm sur la nationale se dirigeait droit dans le décor. « Tes yeux te font mal? » Elle demandait, les mots avaient l’air de s’articuler pendant que les fruits fondaient dans la bouche de Miller.

Le détail la frappait pendant qu’elle essayait de suivre le rétroviseur plus tôt, il clignait sans arrêt des yeux ces temps-ci. Jackie ne savait pas élaborer mais surtout elle n’aimait pas sentir son nez piquer quand la pièce fétiche et dorée de Lucky roulait maladroitement le long de ses phalanges pour bondir hors de portée.

Question suspendue alors que la fumée des chocolats docilement les attirent dans la symétrie parfaite, la scène est remarquable, ils pourraient se détacher en une case distincte du reste du café. Ils pourraient allumer le jukebox minuscule attaché à leur table en plastique et ce serait un meurtre pour le gang mais dont on se débarrasserait du corps sans problème. Ils étaient doués pour s’attirer des ennuis, les genoux de Jackie savaient très bien s’agiter sous la table pour leurs deux têtes fourbes.

Les mots de Jackie sont comme une caresse. C'est comme si Lucky pouvait sentir de nouveau sa paume sur sa joue ; une douceur, encore, comme Jackie seule semble savoir en prodiguer. Croyant à peine sa chance, une chance sans artifice, sans clinquant qui vaut tous les récents coups d'éclat sur son chemin de fortune, il défait sa cravate ton-sur-ton avec un sourire qui lui creuse les joues. La bande au complet s'ébranlerait probablement devant ces démonstrations d'affection sans filtre ;  Mal se foutrait d'eux d'une réplique graveleuse, Freckles s'étoufferait avec son milkshake banane. Jack et Lucky ? Pour l'heure, les yeux brillants, rivés sur Jackie, son regard ses cils, sa bouche et ses mains, son rire et ses cheveux qui ondulent à chacun de ses mouvements, Lucky s'y prête sans réfléchir : quelques heures d'entrevue, criminelles dans leur confidentialité, une contrepartie dérisoire pour des années de dissimulation involontaire.

« Un peu. Ma mère veut que j'aille me faire examiner... C'est supportable. » Lucky hausse les épaules, referme les doigts autour de sa tasse fumante, une bouchée de tarte encore dans la bouche. Ses lèvres tirent invariablement vers le haut, à moins d'un mètre de Jackie -parfois Mal lui demande pourquoi il sourit bêtement, à l'arrière de Fire Fighter, et Lucky se contente de hausser les épaules, plutôt que de lui expliquer qu'il voit sans être vu le reflet de la tatoueuse dans le rétroviseur extérieur. « T'as euh... » Il hésite, lève deux doigts vers son propre visage, en miroir. « T'as de la myrtille, juste là. » Le cliché lui tire un rouge d'embarras. Il s'étouffe dans un rire, et rajoute : « Je te jure, c'est pas pour... »  Leurs genoux s'effleurent, Lucky rabaisse sa main, la referme sur sa tasse. Il en ravale sa phrase -ce ne sera pas la première, ni la dernière fois.

Les sourires couleraient presque comme le jus échapperait des fruits sur la tarte sortie du four et dont l’odeur prend toute la boutique jusque les clients. La table entre Jackie et Luke est un obstacle autant que la voix souvent enroulée au fond de la gorge de la jeune femme est aux abonnés absents. Le dénouement s’est joué il y a longtemps, ils ne ballotent plus. Ils sont d’un commun accord en équilibre mais les fourchettes pourraient se cogner l’une à l’autre et se pousser inlassablement quitte à faire durer la bataille. Malgré cela Jackie Young dit, avec sincérité: « Ça t’irait bien… des lunettes. »

Dans le lancer des armes au sol, elle s’est retrouvée les pieds pris dans les tapis d’une guerre ancienne où si les conversations voulaient planter des flèches en plein dans le torse, l’armure scintillait plus ou moins dignement. Mais Lucky Miller brillait encore plus parce qu’il finissait par tirer sur les vagues de l’épais tissu et ils se retrouvaient de nouveau face à face avec un symbole parfait au milieu: comme l’as de coeur l’aurait été.

Les joues de Jackie se constellent de gêne et elle ne peut que d’un revers de la main effacer le passage de la tarte tant désirée à l’endroit exact où il avait en riant fait voler son index près de son visage, les collants de Jackie chauffent aux genoux en s’acharnant contre ceux de Lucky. Elle laisse le choc docile se faire et il n’a rien d’insignifiant.

Jackie parle plus que d'ordinaire, usant de sa voix grave, peu habituée à énoncer autant de mots pour si peu de choses. Elle sourit souvent, à l'arrière de Fire Fighter, un bras étendu sur le dossier, son coude parfois contre l'épaule de Lucky, régulièrement assis au coin de la voiture ; les répliques sont celles des garçons, Freckles et Mal, les chahuteurs, Gangster pour les reprendre, rabattre leurs caquets avec une vivacité sans appel, Lucky et ses rires, se mêlant parfois à la conversation. Il paie lui aussi le prix de sa lenteur -Freckles et Mal surtout, mangent les mots sitôt que Lucky fait mine de réfléchir- et leurs conversations animées sont, de toute façon, les plus drôles selon Miller, même quand elles reprennent, moqueuses, les aventures malheureuses de ce dernier.

La chance qui récemment semble avoir tourné donne des ailes à Lucky, et la voix veloutée de la tatoueuse lorsqu'elle lui fait un compliment sincère, qu'elle aurait tu aux oreilles des autres, lui tire un sourire, qui s'étouffe en un rire, et se dissout dans la trace violette piquée sur le menton de Jacqueline. Sa vue heureusement, s'offre encore des variations bienvenues : son regard suit le revers de la main, la courbe délicate de son poignet, et ses joues roses sous la gêne. Son cœur à lui s'offre un bond allègre, leurs genoux se rencontrent sous la table. Lucky a terminé sa part de tarte, avalée avec le regard doré de Young et son chocolat ne présente sur l'instant plus grand intérêt à ses yeux malades. Lucky relâche sa tasse, et approche sa main ouverte de celle, laissée là à quelques centimètres, de Jacqueline Young ; ses doigts s'y accrochent, atterrissage en douceur, se glissent contre les siens discrètement, derrière les tasses et les assiettes. A bien y réfléchir, Jackie n'a jamais eu de mouvement de recul, ni esquissé envers lui le moindre geste de rejet ; simplement a-t-elle transformé, sous la gêne, le timing défectueux, un bête besoin d'être seule, doucement les approches gauches du dernier de la bande. Il caresse de son pouce la peau brune de Young, et ouvre la bouche quand une voix résonne, brisant rêves, courage et contact d'une même intonation : « Vous avez besoin d'autre chose ? » La serveuse les observe, impassible, là où d'ordinaire on s'intéresse peu à l'idée de les resservir -un coup de malchance sans aucun doute, encore. « Euh, une autre part de tarte. » Les joues rouges, retenant son menton d'une main, il interroge Jackie du regard. Les doigts recroquevillés de Lucky pianotent sur la table, à côté encore de ceux de Jackie -en dessous, sa jambe s'étend contre celle de Young.

« Deux parts de tarte! » L’enthousiasme, l’enthousiasme se lisait de tous les côtés sur le visage de Jackie qui replaçait ses cheveux, gigotant sur la banquette en regardant la serveuse s’éloigner dans sa tenue bleue en tissu épais, facilement lavable comme si elle était destinée à se renverser du café sur la blouse. Ce qui arriva d’ailleurs, elle couinait en s’approchant du comptoir immense, Jackie regardait le liquide bouillant couler sur les genoux de la dame en faisant de gros yeux. Elle poussait un petit cri d’oiseau, Jackie battait des cils.

Elle revenait à Lucky. D’accord, elle devait l’admettre c’était un moyen de perdre davantage de temps, ils n’en avaient pas en quantité illimitée et elle voulait épuiser la jauge. Les myrtilles allaient très bien avec les cheveux couleur forêt en plein milieu de la nuit de Lucky et surtout quand il gobait un morceau de gateau aussi goulument qu’un gosse le ferait: pas dérangé pour un sou, elle aimait énormément cette image.
Derrière des bribes de conversation, le manager qui tendait un torchon à la maladroite employée, Jackie et Lucky en parallèle n’étaient qu’une accumulation de secondes sans en placer une pendant que l’apprentie du tatoueur se repassait en boucle les gestes enchaînés avec une exactitude effrayante: l’atterrissage des mains, les noeuds avec les doigts, le frôlement, le bond de deux mètres sur quarante centimètres, la question - le vouvoiement absolument envoûtant un tu et un autre tu assemblés, vous - l’autre part de tarte.

Le bras de Jackie s’enroule autour de celui de Lucky comme un serpent, les assiettes vides se poussent sur son passage, elle s’approche comme pour lui faire une confidence, son haleine sent les fruits des bois: « Tu as dit qu’on avait rendez-vous à quelle heure avec les garçons? »

Lucky suit distraitement la serveuse des yeux, jusqu'à ce qu'elle trébuche sur l'incident placé là sur sa route. Ce n'est pas un hasard, se répète-t-il encore une fois pour lui-même et par réflexe, il commence à se sentir coupable. Pour se détourner de cette culpabilité rituelle, qu'il tente de rationaliser à chaque coup de malchance, il en revient aux yeux de Jackie qui de nouveau, accrochent les siens. C'est suffisant pour lui tirer un autre sourire. Quand elle s'approche et s'accroche à son bras, Lucky n'a plus qu'une simple vague désolée au cœur. Il voudrait que Jackie reste enroulée à lui pour longtemps -il redoute d'avance la séparation qu'il sait inévitable et certainement brusque, provoquée par le sort ou l'horloge des Fire Fighters. Légèrement penché vers elle, il a encore l'haleine sucrée de Jackie contre son visage, détaille des yeux sa peau crémeuse à défaut de pouvoir l'embrasser. Il se force à continuer, s'accrochant à des faits chiffrés, même si le sourire qui ourle ses lèvres parle pour lui : « Gang finit à huit heures, ça donnerait un truc comme vingt-heures trente... » Son bras est contre son épaule, que Lucky hausse légèrement pour ne pas la déloger. « Mais on n'a pas dit d'heure, alors techniquement on sera pas en retard... » Logique, efficace -aucune raison de culpabiliser, comme l'indique l'air qu'il lui adresse, à quelques centimètres à peine. Ils savent tous les deux qu'en arrivant plus tard que leur heure de ralliement habituel, ils subiront les quolibets du groupe -et surtout les questions de la bande, qu'ils évitent d'entrechats plus ou moins habiles. Jackie est la meilleure danseuse des deux ; Lucky peine à esquiver d'un pas quand Mal lui lance une remarque badine qui pourtant fait adroitement mouche. Quelle danseuse, oui ; devant un battement de cils qui n'a pas d'autre fonction que d'être un battement de cils, Lucky pousse intérieurement un soupir et, reprenant le schéma esquissé quelques minutes plus tôt, prend la main libre de Jackie dans la sienne, penchant la tête pour venir l'embrasser sur la joue, tout juste au coin des lèvres. Une demi-seconde, puis une autre ; l'électricité lui parcourt encore la peau lorsqu'une nouvelle fois ils s'abandonnent, une autre serveuse déposant leurs deux parts de tarte, Lucky esquissant presque un sourire d'excuse, on ne saurait dire exactement pour quoi.

Capables de gaspiller leur vie entière dans ce coin de table, contre les coussins vernis, Young et Miller se taisaient en gardant leurs arrière-train de gosses sagement au fond des sièges. Personne ne voyait l’apocalypse venir. Lui venait de faire gargouiller dans le ventre de Jackie des feux d’artifice défectueux, elle n’était pas douée pour suivre les conversations surtout quand le sang pulsait à sa tête. - Il ne l’avait ratée que d’un centimètre ou deux, elle ne savait pas si dans le scénario c’était une bonne ou une mauvaise chose mais elle savourait le baiser autant qu’elle appréciait voir les myrtilles baignées de sirop sorties de sous la cloche à tartes… A présent le bout de ses doigts était électrisé à proximité des ongles ronds et parfaits de Lucky, elle créait sans doute cette absence de défaut. Leurs chaussures se nouaient sous la table, peu importe si les tissus des chaussettes descendaient et remontaient.
Beaucoup appèleraient ça une flatterie, trouveraient le geste déplacé, osé, pour Jackie c’était ça de plus de Lucky, comme le quart d’une étreinte, comme un auriculaire attrapant un autre auriculaire pour invoquer le chant d’une promesse ou la moitié du visage et le nez un poil coupé de Lucky Miller dans le rétroviseur de Fire Fighter.

Fire Fighter. Les réunions avaient été jusque présent marquées sur les bras ou les doigts de Jackie aléatoirement, histoire de ne pas oublier. Aujourd’hui elle vérifiait et le destin voulait suivre Lucky, lui avouer qu’il n’y avait rien de prévu officiellement, sur le papier, c’est-à-dire à l’encre. En revanche elle pouvait distinguer les quelques boucles qu’elle s’était empressée d’ajouter à la collection du vendeur de cravates. Pour se distraire elle imaginait ses costumes à elle sur ses épaules à lui, elle dévorait la tarte en y allant avec les doigts mais gober les fruits était une affaire de concentration extrême. Le creux au niveau du sourcil droit de Graham était très dérangeant, c’était aussi dérangeant que de vouloir l’enlacer avec ses jambes de squelette sous la table. Pourtant elle le connaissait par coeur ce sourcil.

- Et si on y allait pas? Elle essuie négligemment sa main, sort le feutre éternellement condamné au fond de sa poche, dessine sur sa paume très vite, la replie et dévoile un point d’interrogation tracé entre les lignes de vie et de destin de Jackie. Jackie redevenait sagement immobile. …On devrait y aller hein? Tant pis je t’embrasserai... une autre fois, alors. C'est dommage. Ensuite c'est comme si elle éteignait la radio, la dernière syllabe tressautait.

Ils se taisent de nouveau, le ronron du jukebox au fond du dinner et les cliquetis de leurs assiettes comblant le silence. Les lèvres encore engourdies par le baiser, un baiser qui aux yeux des autres n'en serait pas vraiment un, là où il est pour eux deux plus significatif que deux bouches pressées l'une contre l'autre, Lucky peine à se ressaisir, à se concentrer sur l'acte élémentaire qui est de manger. Le trouble est présent jusqu'au bout de ses doigts qui tiennent miraculeusement sa fourchette -Jackie elle a abandonné avant l'heure- et Lucky a l'impression qu'il surchauffe, que d'un instant à l'autre sa peau va se fendre, l'intérieur imploser : sa chair, ses entrailles, son cœur gonflé comme un rubis sanguinolent à la vue de tous.

En silence, Lucky suit des yeux les gestes de Jackie. Il papillonne ; est-ce que sa vue se trouble encore ? Comme pour lui donner tort, la voix de la tatoueuse se glisse contre ses tympans avant même qu'elle n'ouvre la bouche. Lucky repose sa fourchette, son cœur manque un battement. Les dernières syllabes de Jackie laissent présager un long silence, comme les derniers cahots avant qu'elle se mure dans un long mutisme. Lucky craint la panne, voit ses lèvres trembler légèrement ; il entrouvre les siennes aussitôt, reprend : « Qu'est-ce que tu viens de dire ? » Sa bouche est sèche, sa cage thoracique bat lourdement sous les coups assénés de son cœur. Il n'a pas réfléchi. Il voulait juste dire quelque chose avant qu'elle s'éteigne, un quelque chose qui visiblement lui traîne au fond du torse depuis des années. Il l'observe de ses grands yeux hallucinés par la nervosité et le sérieux de la situation -il ne dirait pas non à une cigarette, ou une autre bouchée de tarte, mais le timing ne lui permet aucun écart.

Peu importe la réponse, au final : qu'elle lui répète mot pour mot ou qu'elle élude d'un sourire, Graham leur fait ralentir la cadence. Qu'elle parle ou qu'elle se taise, le résultat sera le même : qu'ils arrêtent leur ronde un instant, et se rapprochent de cette vérité sourde qui les habite depuis déjà longtemps.

Les rires font des échos sous ses boucles épaisses, elle les dégage histoire de se débarrasser des nuages de fantômes distants… Un murmure constant tient la ville en haleine autant que les habitants dans la brume dès six heures du matin et Jackie ne peut pas s’empêcher de l’entendre à défaut d’être trop bavarde. - Ils écoutent You really got me des Kinks, le moteur de la voiture tourne et ils ont abandonné le paquet de pétales soufflés derrière le volant, n’osant pas y toucher de peur de tout renverser sur les tapis. - Ils imitent la guitare à la perfection, leur tête remue si bien qu’après deux, trois retours du refrain ils se cognent. En plein dans le mille!

A l’époque elle pouvait se taire, elle avait le droit de tirer sur la fermeture éclair le long de sa bouche et de suivre le paysage, puis à force de tourner sur les fréquences de la radio locale la routine s’installait et, oui, les mélanges de violet de d’orange du ciel quand le jour flanchait étaient à tomber. Les rares fois où les garçons se contentaient de somnoler contre les portières pendant que Freckles poussait gentiment sur les vitesses donnait tout son sens à leur quotidien.
Pourquoi le bousculer alors? A quel moment avait-elle préféré trainer, la nuque à demi-bloquée par le mouvement peu naturel sur le vendeur de cravates. Elle ne concevait pas qu’on se désintéresse des rares façades apaisées du ciel, d’y trouver moins de consolation qu’avant, elle s’en voulait de quelques fois ne savoir que répondre par ce jeux de miroirs où les reflets, même inversés lui faisaient repartir l’organe vital.
Les mains de Jacqueline se posent en douceur sur la table, elle dévisage le garçon aux lacets emmêlés comme si elle n’était pas capable de tirer dessus pour ne plus jamais les défaire mais si.
Parfois la pensée terrible lui traversait l’esprit de trouver un moyen de le clouer à elle, ça arrivait dans les instants de total silence et elle roulait sur le côté en se rappelant qu’une seule folie imprégnée dans les murs de la maison, c’était bien assez.

Passées contre ses joues en vagues, les brûlures de la crainte commençaient à ne plus la gluer à sa place, mais Jackie peinait à suivre le point d’interrogation catapulté par Lucky. Elle trouvait bien plus facile de se jouer la scène sans aucun bruit, elle prétendait ne pas savoir parlé, mais personne ne l’avait crue sourde, dans cette ville. Pas une fois. Ça arrivait qu’elle ne puisse pas simplement jouer la comédie. Jackie s’emparait de la grande cuillère à sa gauche, la levait sous le nez de Lucky pour qu’il y distingue son reflet gondolant et elle embrassait le dos de métal du couvert passionnément, c’est ce qu’elle venait de dire après tout.

Le silence est dense, et bourdonne aux oreilles de Lucky. Comme dans les vieux clichés des films, il lui semble ne voir, n'entendre, ne sentir que Jackie dans l'expectative. Cloué à son regard, aimanté à sa chair, il se tait et ressent : ses mains sur la table, ses yeux accrochant les siens, la crainte nerveuse de la suite, les sensations de Jackie sont les siennes, en cet instant inexplicablement décisif. Ils pourraient le balayer d'un rire gêné, et revenir à leurs tartes. Ils pourraient faire comme souvent, comme si de rien n'était ; comme si leurs mots n'en couvraient pas d'autres, comme si les regards et les sourires étaient les mêmes que ceux accordés à tout le monde. Aujourd'hui personne d'autre qu'eux. Lucky, agrippé à sa fourchette, sent le destin fondre sur eux.

Ses joues sont victimes d'un incendie fulgurant. La rougeur grimpe jusqu'en haut de son crâne, où il fait soudaine une chaleur infernale, dévale le long de sa nuque sur un nombre indéfini de vertèbres ; il n'a pas besoin de se voir gondolé dans la cuillère pour savoir qu'il a viré couleur ketchup en quelques secondes. Ce n'est pas qu'il la trouve idiote, à embrasser ses couverts. Au contraire : Jackie lui fait là la plus belle des réponses, et un sourire étire enfin les lèvres du vendeur, jusqu'à ce qu'enfin, devant cette déclaration muette, un rire lui échappe. Jackie depuis toujours le fait rire, d'une autre façon que Mal et Freckles qui déclenchent des vagues d'hilarité éclatantes. Jackie lui tire des rires qui semblent sortir du fond de son torse, sincères, sans faux-semblant.

Il l'observe alors que le rire s'éteint, s'accrochant en un sourire conquis. Ses doigts se referment sur la main de Jackie, et Lucky se penche sur la cuillère offerte.
Le métal est chaud contre sa bouche, épousant les contours de celle de l’autre côté du couvert ; un fragment de seconde, Graham et Jackie s’embrassent comme n’importe quel jeune couple au dinner.

Il s’éloigne tout juste, abaisse le bras érigé en barrière, les lèvres de Jackie dégagées de tout obstacle. Il les observe un instant, puis après un papillonnement léger, embrassant sa bouche de ses pupilles noires, enfin se raccroche à ses yeux d'or. « On y va ? Si on arrive en avance, on aura de bonnes places pour le film. »

Jackie suppose qu’après un temps les garçons et elles ont commencé à tourner sur le même rythme. C’est vrai qu’ils avaient l’air tous sages, plantés dans leurs sièges en cuir à laisser le volant faire des tours, comme leurs mères les auraient bercés enfants en faisant des cercles avec la bagnole sur le parking du supermarché. Ils ressemblaient aux mioches qu’on ne pouvait pas calmer sans y mettre la dose. D’ailleurs c’est probablement pour ça qu’au fond des banquettes, ils se mirent à ricaner de concert, la bouche de Jackie enflée d’avoir prétendu rouler un patin à Lucky Miller.

Prétendu, vraiment? Elle était suffisamment retournée pour savoir que ça, ce n’était pas prétendre et les quelques têtes de président sur les billets verts n’avaient pas interrompu les vrilles du moteur de son palpitant. Jackie tenait la main de Lucky et Lucky pouvait la faire grimper sur un parcours d’étoiles sans problème.
Ils allaient dérober Fire Fighter et filer à l’anglaise, ça n’était pas loin de la conquête de l’espace. « Attends… » Jackie ajoute quelques dollars, elle n’est pas du genre à interrompre, encore moins la tête bouclée de Lucky dans la volée, mais elle s’explique: « Je veux garder la cuillère. »

Ils font tinter la petite cloche et l’air de dehors pénètre à l’intérieur du diner. Techniquement ce n’est pas très légal - d’ailleurs ça pourrait leur apporter leur lot de poisse, mais ils n’en sont plus à ça près et les doigts de Jackie, qui sentent le fer entre les articulations s’accrochent à ceux du Fire Fighter dernier du nom.

Les quatre garçons se taisent d'emblée quand s'élève la voix de la tatoueuse -même Mal dont le débit n'a rien à envier aux mitraillettes, s'arrête comme par miracle et laisse alors l'espace au timbre grave de Jackie Young. Lucky retient jusqu'à son souffle, par crainte de manquer un murmure, même un soupir, ponctuation équivoque chez la discrète ; lorsqu'elle lui dit d'attendre, il ralentit jusqu'à se figer presque totalement, remettant sa main à sa poche après avoir laissé quelques dollars sur la table, yeux rivés sur elle, puis la cuillère.

Un sourire fleurit sur sa bouche, sa main ancrée à la sienne, discrètes entre leurs deux corps souples. Niché contre la paume de Jackie, Lucky a l'impression que la roue de la fortune a fait marche arrière, surchauffe alors qu'ils se rapprochent mécaniquement pour passer la porte du diner. Comme d'habitude, la chance ne saurait durer ; il espère pourtant qu'aujourd'hui soit un de ces jours de veine, récemment déboulés dans son quotidien cabossé de malchance. Cette cuillère en est peut-être la gardienne, précieux gri-gri béni par leurs deux souffles -ce n'est de toute façon pas anodin que Jackie, sensible aux symboles, l'ait prise, ne serait-ce qu'aux yeux de Lucky.

La nuit est encore loin, mais le soir s'annonce doucement, enveloppant la ville d'un voile d'effervescence légère. Devant Fire Fighter, Lucky a un nouveau sourire -plutôt celui qu'il a au visage, pâle reflet de ce qui se trame dans sa poitrine, prend une teinte différente. « Je peux conduire ? » C'est un sourire engageant, le regard qui pétille, qu'il lui adresse. On rechigne souvent à lui faire prendre le volant, pour sa poisse légendaire, quand Mal et Freckles ne décident pas de jouer à la roulette russe en le forçant à conduire. « Je sens que j'ai de la veine aujourd'hui. » Ses yeux dégringolent le long de son visage, et de sa main libre, il replace une des boucles brunes de Jackie derrière son oreille, sans trop oser croire qu'il effleure son visage sans provoquer une invasion de sauterelles.

Il était loin de se douter que les bâtiments illuminés de la grande ville étaient sans doute en train de s’écrouler au loin comme s’ils avaient finalement bousculé l’univers. Le nombre de volts grimpe comme celui des battements du coeur de Jackie Young dont l’assurance s’envole à mesure qu’il parle, c’est presque aussi immédiatement qu’elle fait tinter les clés de la voiture et les pose sur le toit de Fire Fighter. La bête les a accompagnés depuis le début mais elle semble étonnamment sage dans le silence que Jackie impose par faiblesse de l’organe la maintenant en vie. Elle s’imagine touchée à l’endroit précis où il tourne injecté de sang et mourir sur le coup, mais c’est tout simplement qu’elle n’a pas l’habitude d’être prise au dépourvu. Elle n'a pas l'âge de la mort subite à moins que se tenir à proximité de la cause d'un amour démesuré ne paralyse.

Le mouvement faits ses dégâts et la boucle roule le long du visage, dévoile l’expression échauffée de Jackie, rarement détachée de son mythe où elle semble briller des paillettes de ses costumes. Aujourd’hui elle a été honnête, les artifices s’effondrent dans une mise à nu tétanisante. Oui c’est comme si plus rien ne la couvrait, ne lui offrait la sécurité nécessaire, cette fois ils prennent la même direction sous le panneau dangereux de l’accord des sentiments.

Jackie ne sait pas si ça lui plait. Non, ce serait mentir, bien sûr que ça lui plait, sa main peine à quitter le manteau de ferraille du véhicule. La joue de Lucky est aussi brûlante qu’un désert quand la bouche de Jackie s’y pose et elle laisse probablement échapper un papillon ou deux du fond de son estomac en s’éloignant vers le côté passager. Elle articule: « Si on arrive en un seul morceau, t'auras une récompense. »

Ses doigts tremblent contre le visage de Jackie, gauches, électrisés par la peur de mal faire et cette envie irrépressible d'en faire plus. Sa veine, il n'y croit pas encore ; à chaque seconde il a l'impression d'ouvrir à nouveau les yeux, papillonnant comme au réveil, sur la vérité écrasante qui se révèle à eux. Elle est là depuis longtemps, à leur étreindre le cœur et alourdir leurs épaules, de ce secret de polichinelle qu'ils ont tissés à deux. Aujourd'hui est une succession d'étincelles, de révélations infimes qui, bout à bout, tracent un chemin à travers le voile opaque qui les aveugle et les retient d'ordinaire. Le masque mutique et tranquille de Jackie a fondu sous les myrtilles, et Lucky sur l'instant se dit qu'il pourrait mourir sous le regard étincelant qu'elle lui adresse à quelques centimètres.

Il ne sent plus ses sourires, à force ; sans plus qu'il n'en ait conscience, son visage est fendu d'une oreille à l'autre depuis de longues minutes, et le baiser de Jackie l'y grave. Mu par une véritable décharge électrique, Lucky attrape les clés, ouvre la portière. La récompense, ce sont ces quelques heures, c'est l'avoir à côté de lui, c'est pouvoir la toucher et se baigner dans ses sourires à l'ombre de ses longs cils ; la récompense, c'est Jackie qui se révèle, s'ouvre, parle, le regarde droit dans les yeux et non plus dans le rétroviseur, c'est la bouffée de chance et d'énergie qui les pousse comme une vague d'abord indolente, maintenant de plus en plus grosse au fil de leurs échanges. Lucky se sent récompensé à outrance, et, le torse enflé par une chaleur qui lui monte à la tête, il met le contact et s'élance.

La radio accompagne le trajet, grésillant aux dépens des obstacles de la ville. Lucky conduit avec une prudence exacerbée (« pire que toutes nos grands-mères réunies, sérieux » ponctue régulièrement l'un des trois impatients à l'arrière), mais aujourd'hui, il s'autorise à aller jusqu'à la limite de vitesse autorisée. Ses mains sont nerveuses, restent une seconde sur le volant, avant de s'échouer sur le levier de vitesse, de repasser sur le haut du volant, puis le bas, pour y pianoter en rythme -sous ses paumes, la douceur de la peau, des boucles de Jackie persiste, et Lucky accélère encore un peu.

Le cinéma est à quelques rues à peine. Lucky, en se garant en marche-arrière, jette un coup d'oeil à Jackie. « Tu... », commence-t-il, et un cri retentit et résonne contre l'habitacle de la voiture. Lucky pile brusquement et se retourne ; derrière eux, un couple passe de justesse derrière Fire Fighters, s'envole sous les rires, et Lucky pousse un soupir de soulagement. Leur chance n'est pas cassée -pas encore. Il coupe le contact, tend les clés à Young, gardienne officieuse de Fire Fighters, la regarde avec un sourire. Ses poches tintent, sous ses mains. « J'ai même assez d'argent pour du popcorn. »

« Elle a décidé de forcer sa chance! » Jackie reste fixement sur la route, bien souvent hypnotisée par le mouvement des rues serpentant, les éclats de ciels de la forme des vitres viennent l’attirer. Ce n’est que secondaire le saut des sièges et du moteur. L’huile chauffe, pourrait provoquer une explosion et pourtant, jusqu’au bord d’une falaise, s’imaginant au fond d’un précipice, le tronc du corps en vrac, elle se voyait suivre Graham en enfer.

Elle bondit, du moins le mécanisme de son cerveau, la fin abrupte, cette image du couple qu’elle ne remarque que dans le batifolage de leurs mains nouées, de leur saut accordé échappant au drame. Jackie se fige. Et très fort son coeur bat sans qu’elle ne puisse dire véritablement si elle subit le contre-coup ou si elle a réussi à imaginer un trajet chaotique de Lucky à elle.
C’est la fin de la journée, elle en connait le déroulement par coeur, elle sait qu’à ces heures, c’est appuyés contre les dossiers qu’ils ont l’habitude de sortir les pieds par les fenêtres en se racontant des légendes dignes de Silver Grove. Un visage clandestin que l’on ne remarque qu’une fois trop tard au coeur de la nuit, une gorge tranchée. Généralement c’est suivi d’un ricanement général qui part en écho.

Il y a l’odeur de la machine qui ne part pas avec les années, s’est accroché de tous les côtés en plus des cigarettes multipliées, ça elle ne pourra pas l’effacer.
Jackie est incapable de donner autant qu’elle aura vu jouer dans sa tête, c’est-à-dire le froissement d’un confort, de leurs deux corps noués, de mots personnels échangés pour se raconter le mouvement au fond de la poitrine encore indéchiffrable. Elle tentera de se rassurer jusqu’au dernier battement des cils épais de Lucky Miller.

Le son familier des pièces au fond de la veste, sautant les unes sur les autres rassure Jackie, elle voit aussi la dernière parcelle d’innocence lui traverser l’esprit: Il ressemble à un adulte sans en être tout à fait un. Aussi se frustre-t-elle des constructions logiques des voitures, de la géométrie en angle, des obstacles, comme le frein-à-main, l’allume-cigare, le porte-cassettes. Néanmoins, ça ne la retient pas, elle enjambe l’ensemble, son poids-plume et sa composition longiligne aident. Jackie fond dans les cheveux tiédis de soleil du fire fighter, pose ses genoux de part et d’autre, très inconfortable et dans l’intermède ses yeux gorgés de terre humide, de flou, d’incertain révèlent un millième de compréhension, elle l’embrasse.

Il avait peut-être espéré, dans un coin de sa tête gouverné par les longs cils de Jackie ; éradiqué aussi vite, rebuté par ses désirs et ses envies, primaires, face à l'entité quasi-divine que représente la tatoueuse, ce depuis les premiers battements de paupières dans sa direction. De là à y croire, de là à lire le mouvement du corps longiligne de Jackie dans l'habitacle de Fire Fighter ; Lucky comme un idiot, comprend enfin que l'espérance a tourné à la réalité contre les lèvres chaudes de Jackie. Le regard qu'elle lui a lancé juste avant le brûle encore au fond de la rétine, achève d'éclater ses sens ; il  ne sent plus son cœur, sa chair, son corps, tourné tout entier vers ceux de Jackie qu'il recueille comme un réceptacle évidé d'un souffle. Ce baiser, c'est ça : un souffle, qui balaie, retourne, dégage la voie comme une évidence. Ce baiser, c'est bien plus qu'une récompense : c'est l'affirmation concrète de ces regards, ces sourires, ces échanges que Lucky a parfois cru avoir rêvé.

Lucky a passé ses bras autour d'elle, ne s'en rend compte que lorsqu'ils rouvrent les yeux, leurs souffles fondus en un seul. Son cœur bat à une vitesse et un rythme inédits, qu'il peinerait à identifier quand bien même il y porterait attention, là, sidéré par ce qui se déroule sous leurs doigts jusqu'alors tâtonnants. Sous sa peau, le tatouage chauffe. C'est la veine, la chance ultime qui lui coule dans les veines comme de l'or ; il se rend compte qu'il arbore également un sourire à décrocher les étoiles (il pourrait, si elle lui demandait), et avant de dire quoi que ce soit, avant que la fortune ne s'envole, éphémère, Lucky avance la nuque et l'embrasse à son tour, sans surprise, sans hésitation, s'abandonnant cette fois entièrement à la coulée de bonheur dans sa chair.