It's hard to reset. {Folie}

Les hommes de lettres de la Renaissance avaient leur soucis bien à eux. Les avancées techniques de l’époque semblaient tellement insignifiantes comparées à la technologie de ce temps. L’encre qui adhérait maladroitement au parchemin, les copistes qui grattaient les pages à s’en briser les poignets, les textes égarés, anonymes, volés à d’autres méritants, le chaos littéraire noyé dans l’immensité d’une routine historique.

Les plumes ont perdu leur légèreté, le claquement frénétique des claviers mécaniques a inondé la pièce, le tintement d’un bord de paragraphe forme une mélodie délicieusement agaçante. Tap. Tap. Tap. Ding ! Tap. Tap. Tap. Ding ! Et les doigts suivent le rythme, non sans coincer un morceau de papier dans la machine, parfois un bout de peau entre les lettres de fer.

La danse a continué, les mains s’agitaient, et bientôt la feuille s’est transformée en un bloc volumineux, les mots se bousculaient à l’écran, le curseur clignotait comme un fou, tirait sur les iris de l’écrivait. Plus de carillon nerveux. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Et ça ne s’arrêtait plus. Et on se disait que le monde ne pourrait jamais s’arrêter de tourner. Quand bien même la machine suait entre ses fils électriques. Et c’est le trou noir.

Olivia a toujours détesté la technologie. Le téléviseur abrutissait son bon-à-rien de mari, le téléphone enfermait son ermite de mère, l’ordinateur accélérait la mort silencieuse de ses yeux de biche. Mais la hiérarchie avait été claire : La saisie de l’inventaire bibliographique devait se faire par ordinateur, à présent. C’était nouveau, c’était pratique, c’était le futur ! Et Olivia, elle avait offert un large sourire à son responsable alors que le poison coulait entre ses dents.

La chaleur caniculaire de l’été faisait tourner les machines au ralenti. Si bien que rien ne semblait fonctionnait en cette matinée d’août. Elle avait dû courir dans tous les sens pour enfin contacter une informaticienne capable de résoudre les soucis de son ordinateur. Et dès que la silhouette de ce jeune homme s’était dessinée à l’entrée, la bibliothécaire n’avait pas attendu pour l’aborder. « Vous voilà, mon cher ! Je ne sais plus quoi faire avec cet appareil. Depuis que je suis arrivée, impossible de le faire démarrer. Il commence à chauffer très fort et finit par s’éteindre, c’est infernal. ». La sueur qui perle discrètement sur sa nuque, son chemisier volatile qui survole sa peau, son chignon habituellement impeccable dont les mèches nerveuses s’agitent, la pauvre Olivia Holland est tellement chamboulée par la température qu’elle ne voit même pas que c’est une jeune femme à qui elle s’adresse.

09h03
Ça sonne. Quelle heure est-il ? Un appel. Comment s’était déroulé la veille ?  La mairie a besoin de ses services. Qu’affiche son l’écran de son poste de travail ? Trop tôt, trop chaud aujourd’hui. « Oui oui, bien sûr, pas de problème ».  Olivia qui ? Pourquoi son lit était-il si inconfortable ? Où est la bibliothèque ? Et d’où vient ce cliquetis ?

Il aura fallu bien plusieurs minutes pour émerger et se rendre compte que … qu’il n’arrivera pas à réfléchir dans cet état. Une douche revigorante pour se remémorer la soirée de la veille : Forrest s’est plongée dans le code d’un projet personnel. C’est ce qui apparait à l’écran, ça et le rouge indiquant une erreur de compilation, rouge comme le visage éhonté de Forrest ; ça lui avait pris une bonne partie de l’après-midi, soirée, ce projet s’était fait un malin plaisir à ronger une bonne partie de la nuit. Nuit diluée aux cocktails aussi sauvages qu’expérimentaux. Le tout, bien sûr, sur fond musical, David Bowie à fond les platines, d’ailleurs c’est de la que venait le cliquetis, Forrest s’etait endormie sans éteindre le tourne-disque. Ce bruit qu’on ne plus ignorer dès qu’on se rend compte de sa présence, telle une ode à ses verres de trop. Verre de trop, qui l’aura envoyé s’écrouler sur le canapé, alors qu’il travaille dans sa chambre.

Pour l’appel, c’était effectivement la mairie qui voudrait qu’on intervienne à la bibliothèque, et c’est à cette Olivia donc, qu’on doit retrouver. Forrest ne souvient pas l’avoir déjà rencontré, ni même entendu parler d’elle, et songe déjà à comment elle va devoir la retrouver.

10h31.
Un saut à la mairie pour récupérer l’adresse, un saut pour récupérer un donut au premier café du coin, qu’il est déjà arrivé devant la bibliothèque. Pas le temps de chercher qu’on vint vers lui. Soulagement, la recherche fut rapide. Stupéfaction quant à la capacité son interlocuteur de pouvoir garder une élégance certaine dans ces conditions.

« « Mon cher » tiens, c’est intéressant ça. » songea-t-elle en retirant ses lunettes de soleil pour les faire tenir sur col déjà ouvert de son chemisier blanc, déjà un bouton de décroché vain espoir pour repousser la chaleur accablante, tandis que la bibliothécaire qui semblait déjà être à fleur de peau, ne put s’empêcher de fixer les coins de la bouche de Forrest qui s’étaient constellées de morceaux de donuts aux pépites de chocolat.

« Je vous en prie, appelez-moi Forrest. Alors on va régler ça. Je vous suis. Pendant ce temps, dites-moi tout concernant le poste, et également depuis combien de temps il se comporte comme ça ? » Poursuivit-t-elle, préoccupée sur le camouflage de son aura de déchéance.

Olivia, la parfaite petite reine, assise convenablement sur ce trône un peu trop confortable, ou peut être pas assez. Olivia, elle avait toujours entretenu cette image précieuse, la poudre délicate qui vient renforcer le plâtre du masque, Olivia, la perfection, Olivia, l’épouse aimante, Olivia, la parfaite petite case. Jamais un mot de trop, un pas de travers, toujours le pied dans la bonne chaussure, la norme pour seule originalité, le masque restait fidèle à son poste. Mais son attention passait par tous ses gestes, le champ de vision qu’offrait les deux misérables trous de cette plaque d’argile faciale n’offrait qu’un prisme réduit. Et l’esprit saphique qu’Olivia faisait taire ne cessait de gratter la couche, sans succès.

Les filles portaient des robes, avaient des cheveux longs, du rouge aux joues. Les garçons portaient des pantalons, avaient les mèches grossièrement coupées, des poils au coin des lèvres. C’était comme un schéma gravé dans sa tête, les choses ne pouvaient pas être autrement. Quand bien même Reagan lui avait montré de nouveaux horizons, les mauvaises habitudes étaient revenues aussi vite que de mauvaises herbes une fois la fleur de leur relation fanée. La terre est toujours cultivable mais cela fait bien longtemps que le champs a été abandonné et plus personne n’a osé y planter ses graines.

« Forrest ? Quel adorable prénom ! ». Une politesse, un compliment, le tout ponctué d’un charmant accent britannique, personne n’entends les rires moqueurs du serpent prisonnier du masque. Le duel d’une vieille âme poétique et d’un esprit malin toxique. Le morceau de tissu pastel tiré de sa poche embrasse son front, sa nuque, dans un geste délicat, les yeux d’Olivia fixe le vide à mesure que sa mémoire s’active. « Depuis le début de l’été, je dirais. Au début, c’était occasionnel. Mais c’est devenu de plus en plus fréquent, et là, ça ne prend même plus la peine de se rallumer. ». Intérieurement, Olivia bouillonne autant que les circuits de ce pauvre poste poussiéreux. Si ce stupide appareil n’était pas tombé en panne, elle serait actuellement en train de classer les livres, de la plus classique des façons, car ces méthodes n’ont plus rien à prouver. Si ça ne tenait qu’à elle, elle aurait déjà jeter rageusement ce tas de ferrailles à la poubelle pour se concentrer sur des choses qui méritaient réellement son attention. Mais à la place, elle fait chanter son timbre de voix lisse, force l’étincelle faussement innocente dans ses yeux. « Vous pensez que vous pourrez régler ce problème en combien de temps, approximativement ? Vous comprenez, j’ai une bonne cinquantaine de livres à répertorier sur le logiciel, aujourd’hui ... ». Son crayon à papier l’appelle déjà, les pages en papier du registre semblent même danser pour elle.