Madone (with a bottle of wine)

i. please introduce yourself.
Elle a eu le temps de changer, Patty. Et c'est tant mieux. Parfois, elle regrette sa candeur passée, sa spontanéité de jeune fille. Ce sont des vertus que la vie nous arrache sans pitié; car être adulte, c'est se faire une raison, n'est-ce pas ? Les rêves sont relatifs, les idéaux sont souvent sacrifiés, on ne devient jamais ce qu'on a voulu être mais au contraire, souvent ce qu'on aurait détesté lors de nos jeunes années. Peut-être que oui, peut-être non. Fort heureusement, Patty est de celles qui arrivent à faire face à leur propre reflet, peu importe la cruauté du miroir.

Pas parce qu'elle est belle. Elle l'a toujours été, c'est une habitude, une lassitude. Point d'arrogance dans ces mots-là, juste un constat. Il faut savoir mettre des mots sur les choses, après tout. Patty n'a pas peur des mots, au contraire, elle les aime. Les mots sont puissants, comme des bombes : créateurs et destructeurs de mondes à la fois, souples comme des roseaux et féroces à l'image de ceux qui les ont inventés. Patty connait les mots, elle les enseigne, les adule; fleuve lyrique qui écartèle ses lippes dès qu'elle prend la parole, portant un vocabulaire des plus élégant qu'elle semble maîtriser à la perfection. Elle, fille de fermier ? Impensable. Votre père savait à peine lire ? Incroyable.

Patty est une femme-mystère, elle s'exprime en métaphore et emprunte sans cesse les chemins détournés. Ceux-ci sont bien plus amusants; c'est là qu'on y déniche les rêves égarés et les poètes, ceux qui prennent un peu de temps pour rêver et s'extasier. Patty aime les gens, surtout les rêveurs. Leurs esprits perpétuellement en mouvement l'émeuvent. Eux qui ne semblent jamais se mouvoir, vont pourtant plus loin que les autres. Peut-être qu'elle aime les rêveurs parce qu'elle même en a été une. Elle rêve moins fort, à présent. Elle a passé l'âge.

ii. mean streets of silver grove.

Patricia est connue comme le loup blanc à Silver Grove et ce pour plusieurs raisons :

1 - C'est la gamine du maraîcher, celle qui a fait une fugue lorsqu'elle avait dix-sept ans en auto-stop, qu'a trimbalé ses jambes interminables jusqu'à New York et qui n'a pas donné de signes de vie des mois durant. "Mais où est Patricia" interroge dans l'vide le quotidien du coin qui n'a jamais rien à raconter; cela fait parti du mythe, de sa légende, de son héritage. Elle aime raconter qu'elle s'en est allée le coeur en apesanteur, prête à se lancer à la chasse aux rêves.

2 - C'est une ancienne actrice. Personne ne saurait dire dans quoi elle a joué; des pièces un peu étranges, des trucs intellectuels, comme on dit, pas pour la plèbe de Silver Grove, mais plutôt pour ceux dont elle a absorbé le langage, l'attitude et les codes. On dit aussi qu'elle était alcoolique, mais les gens doutent : elle est bien conservée, Patty, comme figée dans le marbre, on a du mal à croire que l'intérieur de son corps est déjà tout pourri.

3 - Elle est prof. Et excentrique, en plus de cela. Des méthodes assez peu... conventionnelles, d'après certains. Est-ce de la jalousie ou des critiques fondées ? Tant que ce qu'elle fait convient à ses élèves, Patty s'en fiche. Rien ne la flatte plus que le sourire ravi de ses élèves lorsqu'ils prennent enfin confiance en eux au moment de déclamer un poème devant les yeux de ses camarades, qui ont pour obligation de laisser leurs moqueries à la porte. En général, ceux qui ont assisté aux cours de cette créature romanesque en tirent une flopée d'anectodes absolument parfaite pour faire naître des rires polis au cours d'un dîner mondain.

iii. we're all mad here.
Depuis l'enfance, l'angoisse d'aller se coucher : l'appréhension qui survient dès la chute du crépuscule, le branle-bas du cerveau qui se met déjà à imaginer les longues heures qu'elle passera à se retourner dans ses draps sans réussir à attraper le marchand de sable, bien trop plongé dans sa course effrénée pour réaliser qu'il a oublié une gamine sur le bord de la route. Habituée aux paupières qui palpitent tout le long de la journée, accoutumée au manque d'énergie qu'il faut se persuader de détenir, Patty parvient néanmoins à vivre correctement ses insomnies récurrentes, voire même à en cacher les stigmates sur son visage mutin de statue grecque.

Après 50 ans d'existence, elle a finalement conclu que l'on ne connaît bien le monde que lorsque l'on a pu deviner tout ce qui s'épanouissait sous la lune et dans les zones d'ombres : dealeurs timides, putes qui foulent le béton, clochards que l'on remarque d'un coup, car la nuit, il fait si froid, les gamins lâchés par le système qui ont fait de la rue leur royaume et enfin, elle, Patty, qui marche la nuit, sans s'arrêter, pour se tuer à petit feu, pour enfin s'endormir, pour se coucher avant cette Lune qui se joue sans cesse d'elle.

Pourtant, elle n'est ni dépressive, ni tourmentée. Son mal n'a aucune explication psychologique ou biologique connue. Son corps ne reconnaît pas forcément la fatigue, à part quand celle-ci vient le terrasser. A ce moment là, il abdique enfin. Et Patricia peut s'endormir d'un sommeil sans rêves... jusqu'à la nuit suivante. (INSOMNIE IDIOPATHIQUE; affection rare et chronique aux origines probablement neurologiques)

iv. something strange in the woods.
(VOLEUSE DE CAUCHEMARS) Les gens rêvent; ils rêvent fort; comme des explosions de couleurs, de bruits, des univers qui bougent autour d'elle, voués à la disparition imminente, successions de Big Bang d'une nuit. L'onirisme se refuse à elle, comme un homme capricieux, comme une mer tumultueuse dans laquelle Patricia ne pourra jamais plonger, comme un vieux diamant emprisonné entre les murs d'un musée poussiéreux. Mais les jolis rêves ne la réclament pas; ils sont bien où ils sont, dans l'encéphale apaisé d'un être endormi. Les rêveurs heureux n'ont pas besoin de la chasseresse de tourments; c'est une marche sans fin qui la porte dans les rues de Silver Grove, comme dans un état second. C'est très récent, quelques mois peut-être. Des petits signes anodins : un bébé qui cesse de pleurer lorsqu'elle est à proximité, par exemple.

Si on la voit, on l'oublie. Est-ce qu'elle fait partie de la nuit ? Peut-être. C'est comme si elle empruntait un nouveau visage : angles pointus de la figure qui forment une constellation, gueule trou noir et yeux-satellites. Juste sa voix qui résonne, comme le ressac : chant serpentin qui glisse dans les rues de cette cité oubliée, qui rappelle les cauchemars comme une maîtresse rappelle ses chiens. Présence apaisante, que ce soit à vos fenêtres ou par les bouches de vos radios, il semble que quand Patricia est à proximité, les cauchemars se font la malle et qu'une étrange léthargie infecte les muscles et le cerveau, pour quelques heures du moins. Pour l'instant, les cauchemars qu'elle récolte tout le long de la nuit restent inoffensifs; ils reconnaissent leur maîtresse, déesse d'une nouvelle ère. Ils se tiennent à distance de celle qui ne dort pas; mais ça ne les empêche pas de jouer avec elle dans la pénombre, de rôder et de la tourmenter; de s'extasier de ses frayeurs soudaines, car elle les a privés de ce plaisir.